
Rachid Le Maître des Barres.
Rachid avait couché le petit et l’avait ressorti du lit au bout d’une heure, il lui avait refait un biberon au fenouil espérant le calmer ; Brigitte avait voulu reprendre, ils avaient besoin d’aide à l’hosto. « Pour les collègues au moins, tu comprends ! » Mais Rachid le savait c’était aussi qu’elle ne pouvait pas faire autrement, Brigitte était comme ça, il avait vu sa tête depuis quelques semaines en écoutant les infos. « Faut qu’j’y aille tu comprends ? Et puis toi tu ne peux pas aller en cours de toutes façons. Pour Allan il est sevré, tu sais donner des biberons et pour les couches tu le fais déjà, alors ? Il y a la lessive! Tu feras attention aux couleurs ?» Rachid n’était pas manchot, ni avec la serpillière ni avec les marmites, pour ce qui est des poubelles et de l’aspirateur c’était de toutes façons sa partie, et puis c’était vrai, le judo était arrêté, ça lui manquait, pas que pour le judo, à cause de ses gamins comme il disait, mais c’était des jeunes hommes. Le lycée était fermé, il donnait cours par internet, ouè ! Si on pouvait appeler ça des cours. Les vidéos ça ne servait pas, enfin si quand même, pour garder le contact et ça comptait pour lui les contacts avec les élèves, il ne pouvait pas se contenter d’aligner des formules au tableau, des gosses de seize, dix sept ans ça craint des fois, il faut les accompagner. Il était sur sa chaise, le petit dans le coude et relisait le fichier PDF pour les premières. L’interphone grésilla. Il se rendit à la porte d’entrée toujours le petit dans les bras et pressa le gros bouton pour parler :
– « Hallo, oui ? C’est qui ?»
– « Jacques du judo !»
– « Ah ! Monte Bonhomme! C’est le dix au troisième ! »
– « C’est fermé en bas ! »
– « Ah bon ! Attends. » Il appuya sur le gros bouton rouge.
– « Et maintenant ? » Il entendait dans l’interphone la porte remuer.
– « Ça marche pas ! »
– « Bon, j’arrive ! »
Il enfila les chaussures de terrasses sans talon, prit les clés au tableau et attrapa une veste pour couvrir le petit à cause des courants d’air dans la cage d’escalier. D’habitude elle restait toujours ouverte cette porte, qu’est-ce qui leur avait pris de la verrouiller ? Ah oui, il y avait eu des caves fracturées quelques jours avant. Ça lui avait joué un mauvais tour d’ailleurs, c’était dix jours avant. En descendant avant l’entraînement du judo il était tombé sur le petit groupe de fumeurs, pas des méchants gars, mais bon, connus de la brigade c’est sûr, il s’était joint au groupe, comme ça, pour parler, pas pour jouer à l’éducateur, simplement pour parler un peu. Des gars qu’il avait vu gosses quand lui était ado, il les connaissait, sûrement qu’il revendaient des portables sans cartes, les autoradios, c’était passé de mode, un peu de merde aussi, du shiiit comme ils disent, ils avaient des frères qui livraient des pizzas et des sœurs qui faisaient des ménages ou tenaient une caisse de dix-sept heures à vingt et une heure pour les plus chanceuses, les pères vieillissants avaient pour quelques uns retrouvé un emploi de manutentionnaire après leur licenciement ou bien portaient des meubles ou tapissaient pour quelques sous ou rien du tout, parce que c’était pour aider un voisin. La petite voiture banalisée était arrivée lentement, presque sans bruit, comme une voiture électrique et s’était arrêtée à hauteur. Les trois flics étaient descendus et le quatrième au volant garda le moteur en marche. Ils s’étaient avancés en se déhanchant avec un mouvement d’épaules comme des shérifs sur la rue principale mais poussiéreuse d’une ville de planches dans un film de Far West.
– « Hé Beh ! C’est notre ami Khaled ! Ça fait longtemps qu’on ne s’est pas vu, j’me faisais du souci pour toi Khaled, qu’est ce que tu as fait tout le mois dernier ? Tu n’étais pas malade» ? « Tu as travaillé! ? T’entends Roger ? Khaled il dit qu’il a travaillé !» « Alors maintenant t’es au chômage? !» « T’as tes papiers Khaled ? Tu les a pas oublié sur l’frigo à la maison ? Allez Khaled ! Tes papiers ! Ah t’as pas tes papiers ? Sur l’ordinateur ! T’entends Roger ? Khaled il a un ordinateur ! Et tu en fais quoi de ton ordinateur Khaled ? Du couscous ? Roger appelle le fourgon, Khaled il a pas ses papiers, on va contrôler son identité au poste. » Rachid n’avait pas pu faire autrement :
– « Vous le connaissez, alors pourquoi le contrôler ? »
– « Tiens un nouveau ! Il sort de où celui là? T’entends Roger ? Le nouveau il demande pourquoi on contrôle ? Demande lui ses papiers pour voir ! »
– « Ils sont chez moi, je monte les chercher ! »
– « Tu t’appelles comment mon gars, t’habites ici ? »
– « Rachid Al… »
– « Rachid ! T’entends Roger, il s’appelle Rachid ! »
L’autre, celui qui parlait à Roger l’avait retenu par le coude et Rachid s’était dégagé dans un réflexe de Judo.
– « Tu restes ici mon gars ! Refus d’obtempérer! C’est où chez toi ? Là-haut ? T’es sûr ? »
Le fourgon était arrivé.
– « On va contrôler tout ça au poste ».
Bref Rachid avait raté le judo. On ne l’avait pas enfermé, ça non, il avait poireauté plusieurs heures dans le hall pisseux du commissariat assis dans un courant d’air sur une chaise bancale. Il avait quand même pu appeler Mireille pour se faire remplacer. Il y avait un type d’âge moyen, pas gros, pas mince avec des cheveux pas encore gris qui tapait sur un clavier, il avait levé la tête quand Rachid avait appelé Mireille et l’avait écouté téléphoner, il avait fait lui même un numéro sur son téléphone fixe et parlé bas. Finalement vers vingt trois heures un homme plus âgé en costume civil usé et fripé était arrivé, l’homme faisait un peu penser, pensa Rachid, à Peter Falk dans les dernières séries de Colombo, mais moins courbé, le corps agile mais les traits un peu tirés malgré les yeux vifs, il l’avait salué en passant et fait:
– « Bonsoir monsieur. » puis avait fait un signe de menton à celui qui tapait sur le clavier, il avait ensuite traversé le corridor que Rachid voyait en perspective et était entré sans frapper dans une pièce au bout. Quelques minutes plus tard un policier de faction, raide comme un mannequin de magasin de vêtements se présentait devant Rachid en se pinçant les lèvres :
– « Il y a eu confusion monsieur, nous présentons nos excuses. » Rachid s’était levé pour sortir et le gars qui tapait encore toujours au même clavier s’était levé :
– « Bonne soirée monsieur Alnahar, j’voulais vous dire, mon gars est en première année de Physique Chimie à l’UNI, François Dutilleul. »
– « Ah François ! Je suis content pour lui. Faudra tenir, beaucoup abandonnent dans les deux premières années, il y en a qui travaillent la nuit et dorment au cours en journée.
Rachid donc, descendit à pied en serrant le gosse sur le torse et vit en bas l’ombre floue derrière la grosse vitre floutée. Il tira le loquet, une tête flamboyante et des yeux verts firent irruption dans l’ouverture.
– « Suis moi, je remonte tout de suite ! » Il découvrit la tête du petit pour la lui montrer. Ils s’installèrent sur des chaises à la table du salon.
– « Alors qu’est-ce qui se passe ? Tu as besoin d’un coup de main ? En Math ou en Physique ? Pour les math demande à ton copain Pierre, il est au top ! Attends un peu, je vais essayer de le recoucher et je reviens ».
Rachid disparut par un petit couloir et revint sans bruit en chaussettes sur la moquette et en marchant comme un chat. Il s’assit.
– « Alors ? »
– « C’est pas pour moi c’est pour Fatima ! »
– « Fatima du judo ? Ah oui c’est vrai elle est en année d’examen aussi ! »
– « C’est pas pour ça ! Elle dit que vous êtes son frère ! »
– « Oui, un peu, par la grand-mère . »
– « J’ai reçu un SMS, elle a des problèmes ! »
– « Quoi comme problème ? »
– « Une vidéo sur les réseaux. »
– « Une vidéo ? »
– « La vidéo a été retirée mais des malins ont fait des copies d’écran . »
Jacques sortit son portable et montra une image de Fatima toute souriante sur la poutre, aguichante presque, comme dans un magazine pour les hommes, le ventre et les épaules bien dégagées, on voyait le nombril et la robe était courte.
– « Elle est mignonne ma nièce non ? »
Jacques répondit d’un Ouè avec un soupir qui en disait long à Rachid et celui ci regarda Jacques en fronçant les sourcils :
– « Tu restes au club quand même hein ! Les gars quand ils sont amoureux ils disparaissent. . »
– « Fatima aussi fait du judo, dans le groupe de Mireille ! »
– « Ah oui, c’est vrai! Ça promet de belles étreintes! Bon, alors, où est le problème ? »
Jacques reprit son portable, pianota dessus et le tendit à Rachid qui lut les sourcils froncés et redonna le portable à Jacques.
– « Tous du quartier ! Et le buzz ne fait que commencer ! Sa mère ne va plus se montrer et son père …Elle est chez elle? »
– « Ben non ! C’est pour ça que je viens ! Elle n’ose plus rentrer. Elle est chez Coco une copine de Pierre, mais je sais pas où c’est. »
– « Ah bon, Pierre est dans le coup ? C’est un gars solide, il est sur place ? »
– « Il était sur place ! Il a claqué la porte à cause des photos. » Et Jacques montra une autre photo, de Pierre celle là, en petite tenue et les centaines de commentaires. Rachid avait failli rire en regardant l’image mais il s’étrangla avec les commentaires comme après avoir avalé de travers. Qu’est ce qui lui avait pris à Pierre de s’exposer comme ça ? C’était pour rire ? Ah bon, il était amoureux ? Ah oui, c’est vrai, Rachid avait oublié, l’amour ça rend con ! Non ce n’était pas ce qu’il voulait dire mais on fait souvent n’importe quoi et on s’expose au ridicule ! Il n’y avait pas besoin de s’habiller en fille pour se rendre ridicule, on peut être ridicule en costard-cravate :
– « Tu sais Jacques, il y en a qui se mettent à courir comme des p’tits chiens derrière la fille et elles les font courir encore plus après : un p ‘tit su-sucre toutou ! » Mais bon, là, avec les photos qui tournaient sur le web, le Lycée, le club, Rachid se grattait la tête. Pour Fatima ce ne serait pas trop grave normalement, elle n’était pas à poil quand même et puis elle était jolie Fatima, ouè Rachid aussi trouvait qu’elle avait des beaux yeux.
– « Elle a des beaux yeux Fatima tu ne trouves pas Jacques ? »
– « Siii ! » Jacques en était devenu tout rouge et Rachid l’avait vu et il avait freiné.
– « Tu me le dis quand ça passe au vert ? » Le rouge avait gagné les oreilles de Jacques. L’embêtant c’était le commérage dans « Les Barres », et la famille, c’était des gens qui faisaient le Ramadan et fréquentaient la mosquée; mais il y en avait aussi qui faisaient dans l’humour de caniveau sur l’érotisme oriental, les harems et le string sous la burka, il y avait même une photo montage, un mauvais collage, avec Fatima les seins à l’air, mais pas les siens. Pour Pierre, c’était une autre affaire, au judo ils regarderaient drôle c’est sûr, mais bon, au judo on a l’habitude de se toucher, bras, cuisses et fesses de toutes façons, et on prend la douche en commun, on rit franchement en se tapant dessus, pas de problèmes ! Ça se réglerait sur le tatami et la dessus Pierre serait respecté. Tandis qu’au Lycée ! Ils ont de la culture au Lycée ! Ils font de la littérature. Ils ont des références, ils se prennent pour des éditorialistes parisiens au Lycée, ils regardent en replay les émissions de télé culturelles qu’il faut, ils apprennent des phrases par cœur pour les ressortir en cours ! Et pas que les copains de classe, des profs aussi ! Et puis son père était CRS ! Ils allaient le chambrer dans les garnisons, c’était sûr ! Ils les entendaient :
– « Hé Marc, t’as vu ils cherchent du personnel chez Amandine, on lui a ramassé deux filles cette nuit ! Ce serait pas un job pour ton garçon ? » Rachid il les connaissait tous, aussi bien les flics que les receleurs et les intermittents de la chaparde, la même famille tout ça, ils se connaissaient entre eux d’ailleurs, à force de se rencontrer en bas. Faudrait peut être appeler le père de Pierre?
– « Bon, elle habite où cette Coco ?
– « J’sais pas ! »
– « Tu connais les parents de Pierre ? Son père ? »
– « Un peu sa mère et un de ses frères, c’est tout ! Ah, il a une petite sœur ! »
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