Chapitre 18 Rachid Le Maître des barres

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Rachid Le Maître des Barres.

Rachid avait couché le petit et l’avait ressorti du lit au bout d’une heure, il lui avait refait un biberon au fenouil espérant le calmer ; Brigitte avait voulu reprendre, ils avaient besoin d’aide à l’hosto.  « Pour les collègues au moins, tu comprends ! » Mais Rachid le savait c’était aussi qu’elle ne pouvait pas faire autrement, Brigitte était comme ça, il avait vu sa tête depuis quelques semaines en écoutant les infos.  « Faut qu’j’y aille tu comprends ? Et puis toi tu ne peux pas aller en cours de toutes façons. Pour Allan il est sevré, tu sais donner des biberons et pour les couches tu le fais déjà, alors ? Il y a la lessive! Tu feras attention aux couleurs ?» Rachid n’était pas manchot, ni avec la serpillière ni avec les marmites, pour ce qui est des poubelles et de l’aspirateur c’était de toutes façons sa partie, et puis c’était vrai, le judo était arrêté, ça lui manquait, pas que pour le judo, à cause de ses gamins comme il disait, mais c’était des jeunes hommes. Le lycée était fermé, il donnait cours par internet, ouè ! Si on pouvait appeler ça des cours. Les vidéos ça ne servait pas, enfin si quand même, pour garder le contact et ça comptait pour lui les contacts avec les élèves, il ne pouvait pas se contenter d’aligner des formules au tableau, des gosses de seize, dix sept ans ça craint des fois, il faut les accompagner. Il était sur sa chaise, le petit dans le coude et relisait le fichier PDF pour les premières. L’interphone grésilla. Il se rendit à la porte d’entrée toujours le petit dans les bras et pressa le gros bouton pour parler :
– « Hallo, oui ? C’est qui ?»
– « Jacques du judo !»
– « Ah ! Monte Bonhomme! C’est le dix au troisième ! »
– « C’est fermé en bas ! »
– « Ah bon ! Attends. » Il appuya sur le gros bouton rouge.
– « Et maintenant ? » Il entendait dans l’interphone la porte remuer.
– « Ça marche pas ! »
– « Bon, j’arrive ! »
Il enfila les chaussures de terrasses sans talon, prit les clés au tableau et attrapa une veste pour couvrir le petit à cause des courants d’air dans la cage d’escalier. D’habitude elle restait toujours ouverte cette porte, qu’est-ce qui leur avait pris de la verrouiller ? Ah oui, il y avait eu des caves fracturées quelques jours avant. Ça lui avait joué un mauvais tour d’ailleurs, c’était dix jours avant. En descendant avant l’entraînement du judo il était tombé sur le petit groupe de fumeurs, pas des méchants gars, mais bon, connus de la brigade c’est sûr, il s’était joint au groupe, comme ça, pour parler, pas pour jouer à l’éducateur, simplement pour parler un peu. Des gars qu’il avait vu gosses quand lui était ado, il les connaissait, sûrement qu’il revendaient des portables sans cartes, les autoradios, c’était passé de mode, un peu de merde aussi, du shiiit comme ils disent, ils avaient des frères qui livraient des pizzas et des sœurs qui faisaient des ménages ou tenaient une caisse de dix-sept heures à vingt et une heure pour les plus chanceuses, les pères vieillissants avaient pour quelques uns retrouvé un emploi de manutentionnaire après leur licenciement ou bien portaient des meubles ou tapissaient pour quelques sous ou rien du tout, parce que c’était pour aider un voisin. La petite voiture banalisée était arrivée lentement, presque sans bruit, comme une voiture électrique et s’était arrêtée à hauteur. Les trois flics étaient descendus et le quatrième au volant garda le moteur en marche. Ils s’étaient avancés en se déhanchant avec un mouvement d’épaules comme des shérifs sur la rue principale mais poussiéreuse d’une ville de planches dans un film de Far West.
– « Hé Beh ! C’est notre ami Khaled ! Ça fait longtemps qu’on ne s’est pas vu, j’me faisais du souci pour toi Khaled, qu’est ce que tu as fait tout le mois dernier ? Tu n’étais pas malade» ? « Tu as travaillé!  ? T’entends Roger ? Khaled il dit qu’il a travaillé !» « Alors maintenant t’es au chômage? !» « T’as tes papiers Khaled ? Tu les a pas oublié sur l’frigo à la maison ? Allez Khaled ! Tes papiers !  Ah t’as pas tes papiers ? Sur l’ordinateur ! T’entends Roger ? Khaled il a un ordinateur ! Et tu en fais quoi de ton ordinateur Khaled ?  Du couscous ?  Roger appelle le fourgon, Khaled il a pas ses papiers, on va contrôler son identité au poste. »  Rachid n’avait pas pu faire autrement :
– « Vous le connaissez, alors pourquoi le contrôler ? »
– « Tiens un nouveau ! Il sort de où celui là? T’entends Roger ? Le nouveau il demande pourquoi on contrôle ? Demande lui ses papiers pour voir ! »
– « Ils sont chez moi, je monte les chercher ! »
– « Tu t’appelles comment mon gars, t’habites ici ? »
– « Rachid Al… »
– « Rachid ! T’entends Roger, il s’appelle Rachid ! »
L’autre, celui qui parlait à Roger l’avait retenu par le coude et Rachid s’était dégagé dans un réflexe de Judo.
– « Tu restes ici mon gars ! Refus d’obtempérer! C’est où chez toi ? Là-haut ? T’es sûr ? »
Le fourgon était arrivé.
– « On va contrôler tout ça au poste ».
Bref Rachid avait raté le judo. On ne l’avait pas enfermé, ça non, il avait poireauté plusieurs heures dans le hall pisseux du commissariat assis dans un courant d’air sur une chaise bancale. Il avait quand même pu appeler Mireille pour se faire remplacer. Il y avait un type d’âge moyen, pas gros, pas mince avec des cheveux pas encore gris qui tapait sur un clavier, il avait levé la tête quand Rachid avait appelé Mireille et l’avait écouté téléphoner, il avait fait lui même un numéro sur son téléphone fixe et parlé bas. Finalement vers vingt trois heures un homme plus âgé en costume civil usé et fripé était arrivé, l’homme faisait un peu penser, pensa Rachid, à Peter Falk dans les dernières séries de Colombo, mais moins courbé, le corps agile mais les traits un peu tirés malgré les yeux vifs, il l’avait salué en passant et fait:
– « Bonsoir monsieur. » puis avait fait un signe de menton à celui qui tapait sur le clavier, il avait ensuite traversé le corridor que Rachid voyait en perspective et était entré sans frapper dans une pièce au bout. Quelques minutes plus tard un policier de faction, raide comme un mannequin de magasin de vêtements se présentait devant Rachid en se pinçant les lèvres :
– « Il y a eu confusion monsieur, nous présentons nos excuses. » Rachid s’était levé pour sortir et le gars qui tapait encore toujours au même clavier s’était levé :
– « Bonne soirée monsieur Alnahar, j’voulais vous dire, mon gars est en première année de Physique Chimie à l’UNI, François Dutilleul. »
– « Ah François ! Je suis content pour lui. Faudra tenir, beaucoup abandonnent dans les deux premières années, il y en a qui travaillent la nuit et dorment au cours en journée.
Rachid donc, descendit à pied en serrant le gosse sur le torse et vit en bas l’ombre floue derrière la grosse vitre floutée. Il tira le loquet, une tête flamboyante et des yeux verts firent irruption dans l’ouverture.
– « Suis moi, je remonte tout de suite ! » Il découvrit la tête du petit pour la lui montrer. Ils s’installèrent sur des chaises à la table du salon.
– « Alors qu’est-ce qui se passe ? Tu as besoin d’un coup de main ? En Math ou en Physique ? Pour les math demande à ton copain Pierre, il est au top ! Attends un peu, je vais essayer de le recoucher et je reviens ».
Rachid disparut par un petit couloir et revint sans bruit en chaussettes sur la moquette et en marchant comme un chat. Il s’assit.
– « Alors ? »
– « C’est pas pour moi c’est pour Fatima ! »
– « Fatima du judo ? Ah oui c’est vrai elle est en année d’examen aussi ! »
– « C’est pas pour ça ! Elle dit que vous êtes son frère ! »
– « Oui, un peu, par la grand-mère . »
– « J’ai reçu un SMS, elle a des problèmes ! »
– « Quoi comme problème ? »
– « Une vidéo sur les réseaux. »
– « Une vidéo ? »
– « La vidéo a été retirée mais des malins ont fait des copies d’écran . »
Jacques sortit son portable et montra une image de Fatima toute souriante sur la poutre, aguichante presque, comme dans un magazine pour les hommes, le ventre et les épaules bien dégagées, on voyait le nombril et la robe était courte.
– « Elle est mignonne ma nièce non ? »
Jacques répondit d’un Ouè avec un soupir qui en disait long à Rachid et celui ci regarda Jacques en fronçant les sourcils :
– « Tu restes au club quand même hein ! Les gars quand ils sont amoureux ils disparaissent. . »
– « Fatima aussi fait du judo, dans le groupe de Mireille ! »
– « Ah oui, c’est vrai! Ça promet de belles étreintes! Bon, alors, où est le problème ? »
Jacques reprit son portable, pianota dessus et le tendit à Rachid qui lut les sourcils froncés et redonna le portable à Jacques.
– « Tous du quartier ! Et le buzz ne fait que commencer ! Sa mère ne va plus se montrer et son père …Elle est chez elle? »
– « Ben non ! C’est pour ça que je viens ! Elle n’ose plus rentrer. Elle est chez Coco une copine de Pierre, mais je sais pas où c’est. »
– « Ah bon, Pierre est dans le coup ? C’est un gars solide, il est sur place ? »
– « Il était sur place ! Il a claqué la porte à cause des photos. » Et Jacques montra une autre photo, de Pierre celle là, en petite tenue et les centaines de commentaires. Rachid avait failli rire en regardant l’image mais il s’étrangla avec les commentaires comme après avoir avalé de travers. Qu’est ce qui lui avait pris à Pierre de s’exposer comme ça ? C’était pour rire ? Ah bon, il était amoureux ? Ah oui, c’est vrai, Rachid avait oublié, l’amour ça rend con ! Non ce n’était pas ce qu’il voulait dire mais on fait souvent n’importe quoi et on s’expose au ridicule ! Il n’y avait pas besoin de s’habiller en fille pour se rendre ridicule, on peut être ridicule en costard-cravate :
– « Tu sais Jacques, il y en a qui se mettent à courir comme des p’tits chiens derrière la fille et elles les font courir encore plus après : un p ‘tit su-sucre toutou ! » Mais bon, là, avec les photos qui tournaient sur le web, le Lycée, le club, Rachid se grattait la tête. Pour Fatima ce ne serait pas trop grave normalement, elle n’était pas à poil quand même et puis elle était jolie Fatima, ouè Rachid aussi trouvait qu’elle avait des beaux yeux.
– « Elle a des beaux yeux Fatima tu ne trouves pas Jacques ? »
– « Siii ! » Jacques en était devenu tout rouge et Rachid l’avait vu et il avait freiné.
– « Tu me le dis quand ça passe au vert ? » Le rouge avait gagné les oreilles de Jacques. L’embêtant c’était le commérage dans « Les Barres », et la famille, c’était des gens qui faisaient le Ramadan et fréquentaient la mosquée; mais il y en avait aussi qui faisaient dans l’humour de caniveau sur l’érotisme oriental, les harems et le string sous la burka, il y avait même une photo montage, un mauvais collage, avec Fatima les seins à l’air, mais pas les siens. Pour Pierre, c’était une autre affaire, au judo ils regarderaient drôle c’est sûr, mais bon, au judo on a l’habitude de se toucher, bras, cuisses et fesses de toutes façons, et on prend la douche en commun, on rit franchement en se tapant dessus, pas de problèmes ! Ça se réglerait sur le tatami et la dessus Pierre serait respecté. Tandis qu’au Lycée ! Ils ont de la culture au Lycée ! Ils font de la littérature. Ils ont des références, ils se prennent pour des éditorialistes parisiens au Lycée, ils regardent en replay les émissions de télé culturelles qu’il faut, ils apprennent des phrases par cœur pour les ressortir en cours ! Et pas que les copains de classe, des profs aussi ! Et puis son père était CRS ! Ils allaient le chambrer dans les garnisons, c’était sûr ! Ils les entendaient :
– « Hé Marc, t’as vu ils cherchent du personnel chez Amandine, on lui a ramassé deux filles cette nuit ! Ce serait pas un job pour ton garçon ? » Rachid il les connaissait tous, aussi bien les flics que les receleurs et les intermittents de la chaparde, la même famille tout ça, ils se connaissaient entre eux d’ailleurs, à force de se rencontrer en bas. Faudrait peut être appeler le père de Pierre?
– « Bon, elle habite où cette Coco ?
– « J’sais pas ! »
– « Tu connais les parents de Pierre ? Son père ? »
– « Un peu sa mère et un de ses frères, c’est tout ! Ah, il a une petite sœur ! »

*

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Chapitre 17 La bourde de Jeannette

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Chapitre XVII.

La bourde de Jeannette.

Pierre ouvrit les yeux au son des premiers gazouillements, des ombres passaient devant les rideaux tirés de la fenêtre qui verdissaient légèrement en mélangeant leur bleu clair avec le soleil levant, il repoussa les draps et s’assit sur l’oreiller en tirant les pieds et se mit la tête entre les genoux pour voir. Les rideaux tremblaient doucement du courant d’air de la fenêtre entrouverte, les bruits de scène augmentaient, des craquements, des appels de moineaux se faisaient écho, le spectacle allait commencer, on attendait les trois coups. Le téléphone portable vibra une fois, puis deux, puis trois, il se leva et le cauchemar éveillé commença. Il lut les messages et alertes des comptes « redface », « together », « between » :
« Bonjour ma poule »
« Tu fais la chèvre ma poule ! »
« Elle est mignonne frisounette ! Partagez ! Partagez !»
« Pour le strip termine par le masque ! Ça donnera du piment ! »
« Saute, saute Pierrette ! »
Il y avait des photos d’écran, avec la poutre, lui dessus en jupette et des yeux de biches, de face et puis de dos. Il resta un moment figé et consulta les auteurs, ça venait surtout du Lycée mais il y avait un commentaire qui disait :
« Hé les gars, la ceinture noire en déshabillé, c’est ce qu’ils appellent un Sude au cul ».
Et puis un autre:
« Pas une ceinture, un string ! »
Il respira à fond, réflexe de combat, le cœur battait comme après un combat difficile, il se retourna brusquement et se vit dans l’ovale de la glace, le visage empourpré, et dégringola l’escalier indifférent aux cris de la première marche. Il pénétra en trombe dans la cuisine, Fatima était assise sur le tabouret, son fichu lui pendait jusqu’au nez, elle était en sanglots, elle criait presque en se tordant les mains, son téléphone entre les deux genoux. Coco se tenait à côté, pâle et les mains grelottantes.
– « Vous êtes folles ou quoi ! La bonne blague ! »
Il avait hurlé en disant « La bonne blague! ».
– « Pierre je suis désolée, j’ai appelé Jeannette … »
– « C’est bien d’être désolée mais moi je n’ai plus qu’à changer de club, de famille, de Lycée, de ville même ou de pays ! Et ma mère, et mon père !»
– « Jeannette partage ses droits sur le site avec un copain des beaux arts et l’autre n’a pas compris que c’était un travail en cours et il a publié, il trouvait ça bien. »
– « Un busard des bozards! Tu m’étonnes ! Des branleurs ! »
Fatima leva la tête et arracha d’une seule secousse son foulard :
– « Et moi qu’est ce que je fais ? Aux barres ça a déjà fait le tour, tu peux être sûr ! Avec ça pas besoin de virus, mes parents n’oseront plus sortir et moi je peux plus rentrer. »
– « Fatima, appelle Rachid ! Il est respecté aux barres, il sait parler. Où est-ce qu’il est mon falzar ?»
– « Le tien était complètement foutu. J’ai modifié ce matin de bonheur un ancien à mon père, il est sur une chaise au salon avec ta ceinture et une chemise. » Coco avait parlé les larmes aux yeux et la gorge serrée.
– « Si tu savais Pierre … on s’est marré non ?» elle s’étranglait.
– « Ah ça, pour se marrer ils se marrent ! »
– « Pierre, c’était pour jouer ! » Coco se décomposait et se serrait une main dans l’autre.
– « Coco ! Tu sais ce qu’ils vont me faire ? Tu connais pas les mecs ? »
– « Non, je connais pas les mecs mais J’en connais un, un vrai ! Un qui sait jouer! Qui n’a pas peur de faire la fille! »
Pierre se figea et ses lèvres remuèrent sans rien dire, il avait pensé dire: Je t’aime, mais il n’y eu qu’un souffle; un ange passa. L’ange les regarda tous les deux et repartit en prenant le chemin le plus court, il traversa Pierre de part en part en laissant des traces collantes sur les parois de la caverne de son âme. Pierre se ressaisit.
– « Tu comprends pas Coco ! LES mecs c’est pas pareil que UN mec ! » Pierre n’en dit pas plus mais une soupe épaisse cuisait à gros bouillons dans sa tête en lâchant des bulles à la surface qui éclataient comme des prouts. Il connaissait les codes bien sûr mais s’en moquait le plus souvent, sa ceinture marron de judo le lui permettait, ça lui suffisait à lui pour se faire respecter par les mecs, y compris par ceux qui l’avaient vu passer la serpillière sur le carrelage de la cuisine et jouer à la poupée avec Marie mais lui se savait petit garçon et il couvait un gosse dans le ventre, celui qu’il était resté. Un mec tout seul, il est comme une meuf, il respire les fleurs et caresse les chats, mais un mec avec d’autres mecs, il doit assumer, il faut rouler les mécaniques et même si c’est pas vrai, laisser supposer qu’on s’y connaît en filles, qu’on l’a déjà fait! Quoi? Ben, tu sais bien! Les autres ils ne peuvent pas contrôler, tu inventes ! Et tous les mecs le savent mais on fait semblant, on fait tous semblant, c’est la règle: il faut jouer les forts! Même les petits jouent aux balèzes, à vrai dire ce n’est même pas une affaire de biscotos, les gringalets y jouent aussi, les petits gros et les tringles à rideaux; l’important c’est l’allure, la démarche, pas nécessairement celle de Aldo Maccione, lui il fait rire, non plutôt le style métropolitain même pas sportif et pas plus bagarreur, non non, le style mec à femmes, roublard et hypocrite mais surtout et avant tout blasé: « Les filles? Toutes pareilles, crois moi mon vieux! »
Malheur au mec qui couche avec la fille sans la baiser ! On racontera justement qu’il ne sait pas baiser.
Malheur au tendre, au gars âme sœur qui écoute et qui sursaute quand la fille lui prend la main, car on le poussera du pied comme un p’tit chien.
Malheur au grand frère maman, malheur au copain fidèle ! On le traitera de pétochard.
Malheur à celui qui lave et repasse ! On l’appellera bonniche
Malheur à celui qui sait coudre ! On lui en donnera à recoudre, des boutons de braguette.
Malheur à ceux qui font des bouquets de fleurs! On l’appellera « Ma poule »
Et pour finir, au comble de l’outrance, la pire des injures:
Malheur au danseur! On l’appellera « La Fille! »
Il y aura même des filles elles même pour colporter le message que ce gars là n’est pas à la hauteur, celles qui roulent en voiture quatre roues motrices, deux à l’avant et deux à l’arrière et qui se pavanent avec le mec qui va avec, pour se montrer aux copines, et qui se font tabasser à l’occasion par le même mec qui va avec, les samedis soirs après la fête.
Pierre marcha au salon les poings serrés, la chemise de nuit se soulevait et retombait, se plissait comme un drapeau au vent, il saisit les habits comme un aigle un lapin et monta à l’étage en sautant deux marches sur trois, ignorant la dernière qui chante. Il se regarda dans la glace au dessus de la commode et vit ses yeux encore dessinés de la veille, il haussa les épaules et se cracha à la figure. Il enfila le pantalon comme un sac à patates, en sautant et tirant dessus, rentrant la chemise dedans avant de fermer la braguette. Les chaussures étaient restées à la cuisine, il descendit l’escalier en tirant le sac sur les marches et les enfila devant la porte en tapant des talons. Fatima était toujours assise sur le tabouret.
– « Appelle Rachid, crois moi ! » Il se tourna vers Coco :
– « Merci pour le pantalon ! On peut te faire confiance ! » Le ton était dur, sec, mordant. Elle sentit du dégoût dans ses yeux et elle eut mal. Pierre sortit et traversa le potager, le portillon grinça, Coco l’avait suivi, les pieds nus dans la terre et en pyjama rose transparent, elle prononça :
– « Pierre, tu sais … Pierre, si tu savais …» Mais sa voix grinça comme celle du portillon et retomba comme les petites têtes en fonte moulée de ses volets, elle regagna la cuisine, s’assit sur le carrelage aux pieds de Fatima et ouvrit la bonde, elle pleurait, elle pleurait tout ce qu’elle pouvait et dit :
« Pierre, je t’aime tant. On a si bien joué »
Elle ne s’était jamais sentie aussi misérable depuis la mort de Irène, ses genoux perçaient la toile légère humide de ses larmes. Elle se releva, pensant s’allonger sur le lit de sa chambre où Pierre avait dormi et traversa l’atelier; la machine à tricoter la regarda, immobile, sans savoir quoi faire ou quoi dire, ça ne parle pas une machine à tricoter mais elle n’en pense pas moins! elle cliqueta un peu de ses dents d’acier, tordit un peu le tire-laine et puis agita le tricot suspendu auquel Pierre avait ajouté des rangs. Coco s’y accrocha gauchement et le regarda, le toucha des doigts et le caressa de la paume. Elle sentit un souffle frais sur son front chaud et sut qu’il était là:
Il sauta sur le charriot de la machine et saisit de son bec une maille du tricot pour le remonter et il prit la forme de Irène qui s’assit sur le tabouret, elle saisit les mains de Coco dans les siennes en la fixant des yeux:
-« Tu as la chance que je n’ai pas eue. Il est bien ton copain. »
-« Mais il est parti, c’est foutu! »
-« Ne te laisse pas aller Catherine, je vais te le ramener ton Pierre.  »
-« Tu ne sais même pas où il est!»
-« Je n’ai pas besoin de le savoir, tu crois que les hirondelles savent où elles vont? Elles y arrivent en tous cas.»
Irène déploya les ailes et prit son envol. Fatima à la cuisine répétait comme un mantra :
« la honte, la honte, la honte ! »

*

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chapitre 16 Promenade au parc

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Chapitre XVI

Promenade au parc

– «Salut les filles! Bonjours Catherine!»lança le conducteur quand elle grimpa par la porte avant. «Tu est venue avec une copine ?»
Coco rit et Pierre pouffa derrière le masque à fleurs. Le conducteur eu un regard de haut en bas sur lui et Pierre sentit, alors qu’il suivait Coco au fond du car, le coup d’œil rapide sur ses rondeurs arrières. Ils croisèrent une dame âgée sur la rangée de droite et un homme pas encore vieux en tenue d’ouvrier agricole assis au bord de son siège, ses yeux glissèrent sur Pierre du ventre jusqu’aux pieds et puis remontèrent au visage, il se retourna pour le voir de dos dans l’allée. Les deux s’assirent sur la banquette arrière. Pierre sentit le frottement du cuir derrière les cuisses. Il se tenait droit, un peu cambré : Coco lui avait finalement serré dans le dos un corset en toile de chanvre qui restait mieux en place que le juste au corps, il se terminait sur le haut par deux demi-coquilles qu’on avait garnies de balles de tennis, Pierre serra les cuisses. La campagne défilait doucement en sautillant, on rebondissait sur le siège en franchissant les creux et les bosses de la route. Le clocher de l’église de Montaban surgit d’un coup après la colline et Coco sortit de son petit sac à dos un filet à mailles étroites dans lequel elle fourra sa chevelure, sortit une paire de bottines avec des gros lacets et des semelles épaisses. Ils dépassèrent le petit bois des Phalempins, «C’est comme ça qu’on l’appelle.» lui avait elle dit. Le car s’arrêta en ville près du conservatoire de musique, ils y descendirent. Une petite voiture de police était en stationnement et deux agents interpelaient les passants. Les ayant vu descendre l’un deux s’approcha et leur demanda de où ils venaient:
– « Vous avez des papiers sur vous ? Vous habitez où ?»
C’est Coco qui portaient les papiers pour les deux dans une poche fermée avec des boutons, elle les tendit au policier. L’agent dévisagea Coco en observant les pièces d’identité.
– « C’est vous Pierre ? »
– « Non, c’est lui ! » L’agent se tourna vers Pierre, soupçonneux :
– « Vous êtes de sexe masculin ? » Le regard se déplaçait des pieds à la tête et de la tête aux pieds. Pierre se tenait légèrement déhanché avec un bras en corbeille ; il remua légèrement le bassin en souriant derrière le masque et dit :
– « Ben oui ! » L’agent entendit un pouffement de rire et vit le masque de Coco qui se gonflait , il rendit les papiers.
– « Faites attention les déplacements seront sans doute limités dans les jours qui viennent, je vous conseille de rentrer chez vous, ça pourrait devenir problématique. » L’autre consultait les papiers de Coco :
– « Celui là est de sexe féminin ! » Ils se regardèrent l’un l’autre ahuris et se transformèrent en Dupont et Dupond comme dans « Tintin au pays de l’or noir » : leurs cheveux, ou ce qu’il en restait, étaient devenus verts. Coco se retourna et se cambra un peu en appuyant les mains sur les reins et tourna la tête en arrière comme une biche :
– « Ben oui ! Moi non plus ! ». Les policiers côte à côte rendirent les papiers. L’un des deux écarta un bras et toucha négligemment le ventre de son collègue.
– « Hé là ! »
– « excusez moi, chef ! »
Pierre et Coco se dirigèrent vers le parc. Coco marchait comme un mec avec ses chaussures de mec, elle avait saisi la main de Pierre. Les agents lorgnèrent le couple comme médusés. Les portes du bus se refermèrent. En passant devant la fontaine, Pierre se retourna, un petit groupe criard, du genre pas encore des hommes mais qui veulent en être, gesticulait sous les arbres. L’un deux les montra du doigts et l’on entendit ricaner. Le parc était à quelques pas avec une entrée à l’ancienne: deux grandes grilles ouvertes avec des liserons en fer forgé. Les rosiers étaient en fleurs, les jonquilles aussi. Le muguet pointait son nez, l’air en était imprégné. Ils marchaient dans l’allée principale, Coco balançaient nonchalamment les pieds entraînés par le poids des chaussures et progressaient à grandes enjambées comme un général inspectant les troupes en rangs, Pierre l’accompagnait plus légèrement, la semelle des sandalettes n’était pas très épaisse et il posait le talon sans entamer la terre rouge. Et c’est ainsi que Coco remarqua le point de détail qu’elle avait omis : les orteils ! Ils passaient devant un banc, cette sorte de bancs de parc encore très répandus faits de longues lattes de bois à section carrée qui transforment les rêveurs en zèbre quand on vient de les repeindre et d’un dossier cambré en scoliose. Ils s’y assirent et Coco sortit de son sac une petite boite avec un couvercle transparent et un flacon qui dégagea une odeur sucrée quand elle l’ouvrit. Ils se regardaient assis de guingois et Pierre avait tendu une jambe sur les genoux serrés de Coco, elle lui tenait le talon et appliquait méticuleusement le vernis sur les ongles que Pierre avait l’habitude de garder courts à cause du judo. Le petit groupe aperçu devant la fontaine passa devant eux, ils étaient quatre et progressaient les mains au fond des poches, traînant les pieds comme des pingouins. Leurs regards se fixèrent sur les cuisses découvertes de Pierre.
– «Tu est allé où à l’école primaire?»
– «À Saint Exupery derrière le canal»
– «Dans le quartier du flocon?»
– «Oui, pourquoi? »
– «Tu jouait avec les filles à la récré?»
– «Pas beaucoup, au CP oui, mais plus après, nous les garçons on jouait au foot ou on se battait, pour être des grands. C’est comme ça que j’ai commencé le judo. »
– «Alors tu sais pas sauter à l’élastique?»
– «Si, un peu, à cause de la gymnastique.»
– «Et tu connais les comptines qui vont avec? »
– « Euh… »
– «Ouè des trucs comme: une souris vert-teuh… »
– «Ah oui mais ça c’était à l’école maternelle avec la maîtresse!»
– «Bon, ouè, on fait comme si j’étais ta maîtresse d’accord?»
– «T’es habillée en homme! »
– «Bon alors je suis maître d’école maternelle, il y en a qui le font tu sais, et je t’apprends une comptine, d’accord? Répète: je me promène dans le bois… »
– »Je connais, qui est-ce qui connaît pas ça? »
– «Alors chante le! » Ils se remirent à marcher et Pierre se mit à chanter « Je me promène dans les bois pendant que le loup n’y est pas … » son allure changea, sans le vouloir il avait fait un pas de danse, un chassé chassé, et son pas devint enfantin.
– «Super! » s’émerveilla Coco, «Allez, je suis le loup! Va en avant et quand tu es assez loin, tu te promènes les mains derrière le dos en sautant d’un pied sur l’autre et en chantant, d’accord? Quand tu appelles le loup je cours et j’essaye de te manger. » Pierre rit et dit d’accord. Il s’éloigna et puis se mit à sautiller en rase-mottes les mains derrière le dos et chanta, le bord de la tunique dansait et sautait sur les cuisses, et puis Pierre s’arrêta d’un coup et cria vers Coco en se penchant en avant et les mains en arrière:
– «Loup, loup, m’entends tu? Que fais tu? »
– «Je mets ma culo-ooott-teu- euh! » À vingt mètres environ Coco faisait mine de mettre sa culotte en riant. Et le jeu progressait ainsi, quelques passants, des couples de jeunes retraités les croisaient et souriaient. Mais la comptine s’écoulait inexorablement et le dénouement survint, implacable, Coco chaussa les bottes et s’écria:
– «Je vais te manger éé é….! » Coco exécuta un démarrage comme à l’athlé, Pierre n’avait pas couru tout de suite, il n’en n’avait pas eu le réflexe et quand il réalisa qu’il devait se sauver, Coco était déjà à dix mètres, il s’élança dans l’allée mais une dame avec une voiture d’enfants s’approchait et cette vision sans savoir pourquoi le ralentit, il sentit que le bas de la tunique remontait et découvrait ses fesses et, alors, bêtement, tandis qu’au judo on n’y prête aucune attention, il eu le réflexe de passer une main pour la remettre en place, il y perdit au moins trente secondes, ses espadrilles n’étaient pas non plus les meilleures pour la course, les pas de Coco se rapprochaient, il y avait une pelouse en pente douce sur la droite qui conduisait à un immense saule pleureur juste avant le plan d’eau avec les cygnes, il s’y précipita et dévala la pente pour se cacher derrière les branches larmoyantes qui balayaient le sol, il écarta les cheveux grisonnants de l’arbre et fit tomber quelques vieux chatons de l’été précédent, il courut vers le tronc mais Coco l’avait vu, il entendit son souffle, il fit le tour du tronc :
-« Hum! Ça sent la chair fraîche! Je vais te man-an-ger-er!! ! ». Il butta, tomba, se releva à quatre pattes, Coco le saisit à la taille :
– « Miam, miam ! » et elle se passait la langue sur les lèvres en montrant les dents, mais Pierre se dégagea par un artifice de judo, il était debout, le dos contre l’arbre, les bras autour du cou de Coco ; elle lui mis les main sur les hanches, les remonta jusque sous les aisselles et redescendit par le dos sur les fesses. Ils étaient comme sous une tente amazonienne, protégés, pas vus, pas pris. Pierre sentait l’écorce de l’arbre sur le dos, un chaton nouveau lui tomba sur le nez, Coco le regarda dans les yeux et répéta:
– « je vais te manger » Elle serra son corps contre lui et il sentit l’os du pubis sur le sien, Pierre crut se noyer et pour prendre sa respiration entrouvrit les lèvres, elle y passa la langue et lui roula une pelle comme sur la photo noire et blanc de la libération de Paris. Pierre ouvrit les yeux, oui il les avait fermés, il émergeait haletant comme après une plongée en apnée, il avait un goût de sel dans la bouche et comme un sentiment de naufragé repêché, il se mit à rire et elle aussi, il se sentait raccommodé comme Peter Pan à son ombre. « Allez vient! » lui dit Coco, elle était frémissante. Elle l’entraîna et ils franchirent la cascade de larmes vertes pour regagner l’allée.
– « On va faire les courses ! » Pierre avançait sans toucher le sol, il avait des ailes aux pieds, le léger vent le faisait trembler mais Coco le tenait fermement par la main, heureusement, il aurait pu être emporté comme un ballon d’enfants.
– «Oh la salope! Regarde moi le cul, elle est pour moi! Toi tu t’occupes du gringalet! Dacc?»
– «Chu pas unn’ pédale, connard! »
– «Moi j’te dis que c’est une fille déguisée en mec!»
– «C’est des gouines alors?» – «demande leur!»
– «En tous cas le mec y f’rait pas l’poids!»
Le gravier crissa derrière Coco et Pierre, ils sentirent des haleines, Coco fut poussée puis bousculée, Pierre sentit une main entre les jambes et il esquiva, par réflexe, comme sur le tatami et sauta sur le côté. Ils étaient quatre. Deux grands, l’un d’eux semblait plus âgé, il avait les joues grises et un pantalon de même couleur, l’autre aux joues rouges, sans doute plus jeune, portait un pantalon jaune pissard, les deux autres semblaient sortir d’un catalogue de vente par correspondance des années cinquante, l’un deux un peu gras, l’autre plutôt maigre.
– «On court!» Cria Coco, «Au pleureur! »
Pierre comprit, il se retourna et démarra en trombe en poussant le grand rougeaud qui lui avait mis la main, le pote du même rougeaud, plus petit mais plus gros regardait sans réaction Coco, déjà à plus de 20 mètres, déployant sa foulée de course. Pierre avait bien suivi, il dévala de nouveau la pente aux cygnes et s’engouffra sous la voûte de diamants verts, Coco l’avait attendu: «On les a semés, je crois, mais ils nous cherchent. On descend jusqu’à la rive, on court jusqu’au pont de pierres, et on passe de l’autre côté. Il y a une petite porte par où sortir. » Ils quittèrent l’abri en courant, passèrent sous le pont et traversèrent le ruisseau artificiel, à l’anglaise, qui alimentait le plan d’eau en sautant sur les pierres, c’est là que Pierre perdit une des balles de tennis, celle à gauche, elle était sortie de sa capsule comme un bouchon de champagne, avait glissé sur le ventre et puis plongé entre ses jambes, il la vit flotter et se cogner sur les petits rochers décoratifs comme une boule de flipper.
– « Laisse là ! » cria Coco. Il y avait un petit chemin de service à travers les bosquets japonais, il dépassèrent une remise de planches à moitié en ruine avec des champignons qui y poussaient comme des verrues, et se cognèrent contre la grille du parc. La petite porte s’ouvrait sans effort et ils se retrouvèrent rue des Lyciets. Ils attendirent un peu au coin du parc, au croisement avec la rue « du paradis perdu » et le bus arriva. Ils y coururent et y grimpèrent haletant, une mèche était sortie de la casquette de Coco et lui pendait devant les yeux, on aurait pu croire que Pierre, lui, venait de se coiffer avec un pétard. – «On a le feu au cul, on dirait …» leur dit le chauffeur en leur donnant les tickets, ce n’était pas le même qu’à l’aller. Pierre gardait la main sur le cœur. Ils s’assirent de nouveau sur la banquette du fond.
– « Retire la deuxième balle ! » lui dit Coco « Ça se verra moins. » Pierre jeta un œil sur les dos des quelques passagers et se remonta la jupe rapidement en découvrant ses dessous, il passa le bras et sortit la balle de tennis. Le bus démarra. Il se retourna et aperçut par la vitre arrière deux des crapules, visiblement essoufflées qui regardaient le bus partir. Un troisième les avait rejoints. Ils descendirent à l’arrêt suivant et firent leurs emplettes dans un épicerie de rue, quelques légumes, du thé, une boite de pois chiches et coururent pour le bus suivant. Ils le virent de loin à l’arrêt et puis démarrer indifférent à leurs appels alors qu’ils étaient encore à cinquante mètres.
– « Hé beh, va falloir marcher ! »
– « Pratique avec tes escarpins, toi t’as des bottines ! » Ils marchaient sur le bas côté de la route de Le Lumbres, mais Coco avait dit qu’on pouvait prendre un chemin de terre qui coupait jusqu’au bois Madeleine. Pierre jouait tout en marchant avec la balle, la lançant au ciel pour la rattraper d’une main et de l’autre, Coco avait libéré ses cheveux et enlevé le blouson, il faisait bon, elle le balançait sur une main et le jetait entre deux sur l’épaule pour le retirer et le valdinguer en l’air et le rattraper. Pierre rata une fois sa réception de balle alors qu’un bruit de moteur s’approchait et on entendit freiner. Pierre courut après la balle qui bondissait de l’autre côté de la route.
– « Où vous rendez vous ainsi mes demoiselles ? » La portière passager de la voiture, une berline grise argentée, s’était ouverte et un homme jeune avec des joues roses et molles, en cravate et costume, se coucha sur le siège en tenant la poignée intérieure d’une main et le volant de l’autre.
– « Le Lumbres ! »
– « Je vous y déposerai volontiers si tel est votre plaisir! » Il parlait un peu du nez et la lèvre inférieure pendait vers le bas, il avait prononcé le Plai de Plaisir en appuyant la langue dessus. Pierre lui, revenait avec la balle en sautillant.
– « Elle a l’air sportive votre copine ! »
– « Oui, elle fait du tennis ! » Coco s’assit devant et Pierre à l’arrière.
– « J’aime le tennis, nous avons assisté à plusieurs rencontres du tournoi l’an passé, est-ce que vous êtes au classement ? Dans le fond du classement ? Y être est déjà une performance mademoiselle ! Moi ce que j’aime dans le tennis c’est le crocodile Lacoste. Et donc vous êtes dans la couture ? Une nouvelle collection ? Intéressant ! Tenez ma carte, j’ai un ami à Londres qui pourrait vous introduire, vous savez Londres c’est la porte du monde, plus que Paris !»
Coco consulta la carte de visite et fouilla dans son sac pour lui donner la sienne.
– « Cocoricomode! Comme c’est élégant ! Ah, vous êtes au bois Madeleine, ma famille y a des droits de coupe. Vous savez, nous avons des métayers sur la côte près du cran aux oies, c’est la raison de ma présence sur cette route de campagne, mais je vais vous déposer à votre demeure.» Ils traversèrent Le Lumbres par le centre et suivant la route dépassèrent le bois Madeleine. Devant le portique du potager l’homme sortit pour ouvrir les portières.
– « Mon chauffeur est en vacance ! » Coco lui proposa un thé mais le soir tombait et « ses gens » l’attendaient à la métairie. Debout à côté des radis et des premières salades ils le regardèrent s’éloigner. Coco lu la carte : François Ferdinand Fladhault.
– « François Ferdinand ? »
– « Oui, François Ferdinand. »

L’eau bouillait sur la gazinière et il y avait comme une odeur de ratatouille, un couvercle en fer blanc tremblotait sur le petit faitout de fonte. Pierre trouva Fatimata au salon affalée dans le petit fauteuil, les mains sur la tête. La table était encombrée de feuilles crayonnées de signes mathématiques.
– « Alors ça marche ? »
– « Ben, j’en suis aux gendarmes ! »
– « Ah les suites ! Tu cours après les bandits ! »
– « Oui, mais plus je m’en approche et plus ils s’éloignent ! C’est une course sans fin ! »
– « Oui, il n’y a pas de limites ! » Fatima sourit et le regarda.
– « On dirait que tu t’habitues à être une fille ? » Pierre se racla un peu la gorge et répondit d’une voix grave :
– « Avec un mec comme Coco, on s’y fait ! » Ils passèrent en cuisine et Coco joua à la maman en servant les spaghettis :
– « Attention, faut tout manger ! Ne mets pas de sauce sur ta jupe Pierrette ! » Ce dernier bailla et dit qu’il irait bien se coucher, il passait la porte quand Coco l’interpella encore :
– « Il y a un pot au lait sur l’étagère si tu veux aller chercher le lait à la ferme demain matin, pour la tête tu peux prendre le petit coussinet du tabouret. »
– « Ah ouè ! Je te ramènerai en même temps un veau, une vache, un cochon et des poulets. » Pierre monta, fit chanter la marche, entra dans sa chambre de fille, mit sa chemise de nuit, se glissa entre les draps, il aimait bien les draps, ce sentiment de serrement du corps que l’on n’a pas avec une couette libre et puis fit de beaux rêves.

*

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Chapitre 15 Un matin tranquille

illustration: yukiryuuzetsu

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Chapitre XV

Un matin tranquille

– «Assied toi! » lui dit Coco «et prend des forces! On fait les modèles qu’on n’a pas su faire hier, il y a du soleil, ce serait bien si on pouvait avoir fini pour midi. » Fatima était sur le tabouret et se beurrait une tartine, elle regarda le visage de Pierre en riant et lui dit qu’il ressemblait à un ramoneur, et puis elle ajouta pour Coco:
– « On dirait que un ramoneur t’as fait une bise sur la joue! Non, pas celle là! L’autre! ! »
Pierre intervint:
– « Pour les math, si tu as besoin d’un pousse-pousse, je crois que je peux t’aider ! »
– « Je le sais Rachid me l’a dit. »
– « Tu connais Rachid ? Il ne fait pas que du judo tu sais ? Je l’ai eu comme prof !»
– « Ben oui, c’est mon frére ! »
– « Ton frère ? Tu n’as que des petits frères et des sœurs, je me trompe ? »
– « C’est le fils d’un frère à ma mère ! »
– « Alors c’est un cousin, pas ton frère ! »
– « Si c’est mon fréér ! »
– « Et toi tu es ma sœur ! » lui dit Coco.
– « Oui tu es une sœur, c’est vrai ! » Fatima avait pris la main de Coco entre les deux siennes. Pierre s’assit sur la planche du banc à droite de la fenêtre pour profiter des dernières déchirures de l’aurore. Il sentit le bois râpeux sous les fesses et l’arête du banc traçait sa ligne sous les deux cuisses, souvenir d’école primaire et de culotte courte. Coco lui posa devant lui un grand bol de faïence avec des arabesques bleues dessus et lui servit une bonne rasade de café bouillant, la vapeur tiède mouilla son front à elle, une mèche de ses cheveux glissa sur le côté et se balança un instant devant les lèvres de Pierre qui s’était par réflexe penché en avant, les genoux serrés pour voir le fond du bol. Il leva les yeux et vit le visage de Coco. Son cœur se serra un peu. Elle était belle, il aurait voulu lui caresser le visage humide comme au matin à la machine à tricoter mais il trempa une épaisse tartine beurrée dans le café noir et Fatima en les regardant se dit que Pierre ferait un bon frère aussi, l’ami de sa sœur.
– «Je t’ai déjà mis un modèle sur le tabouret dans la douche pour gagner du temps! C’est une sorte de longue tunique. Pour les quelques modèles qui restent on va laisser Fatima tranquille, elle pourra faire ses math.»
Fatima leva les yeux, elle n’avait rien demandé mais se dit que Coco s’était trouvé une bonne raison pour le faire seule avec Pierre et elle trouvait ça bien.
– «Je t’ai mis aussi un juste au corps, un body comme ils disent, pour mettre en dessous, mais je t’aiderai à enfiler mon soutien-gorge d’athlétisme, il écrase les seins, mais c’est fait exprès, et de toutes façons tu n’en a pas, euh … des seins je veux dire! Les deux coquilles sont renforcées et ça te fera des petites formes, faut quand même que tu aies l’air d’une fille, tu comprends, je te ferai les yeux après. Ah oui, il y a un shampoing à la bière sur le bord de la douche, je le prépare moi même, ça fait de jolies boucles après, j’ai des spartiates qui vont avec les sandalettes.»
Pierre s’étrangla sur la dernière bouchée en l’écoutant mais elle passa avec une gorgée de café. Il se leva et se dirigea vers la porte du jardin pour aller à la douche en écarquillant les yeux sur Coco, il avait l’impression d’être monté dans une barque sans rames dérivant sur un lac agité aux frontières inconnues, debout sur un fond plat vacillant, comme ivre il voyait les rives s’éloigner, des indiens y dansaient autour de grands feux, son cœur battait le tam-tam, il voulut courir. Coco le regardait aussi et il se retourna brusquement, il pénétra dans le jardin et les odeurs du potager le saisirent à la gorge. Il resta un court instant sans bouger, fit le tour de la maison et ouvrit la porte entourée de ronces. Jetant la tenue de nuit sur le tabouret il se mit sous la pomme tout en manipulant le levier du robinet. L’eau d’abord froide fut chaude tout de suite. Il se savonna des pieds à la tête pour gommer le noir de la veille, des masses d’écume grise lui glissèrent doucement sur le ventre, le dos et les fesses et disparurent par la bonde. Il se rinça et s’essuya. Il enfila le body qui lui collait juste au corps, sauf à l’endroit des tétons où ça flottait un peu et serrait juste ce qu’il faut entre les jambes, l’impression était curieuse, il se souvint de la tenue néoprène qu’il avait du enfiler la fois où il avait fait de la plongée, il tira la tunique par le haut, les bras en l’air. De retour en cuisine Coco jeta un regard professionnel sur son travail: elle avait froncé la taille, ce qui produisait un léger plissé sur les hanches. Elle lui demanda de faire quelques tours sur lui même pour juger des déplacements. La tunique en coton tissé couleur argile sale tombait en cascade avec un léger saut sur le derrière, le col était au raz du cou et agrémenté d’une longue patte jusqu’au bas du ventre avec quatre faux boutons. Elle passa les bras dessous pour ajuster le soutien-gorge de sport mais il était trop étroit et elle tendit à la place une brassière légèrement rembourrée par des chiffons. Elle observa le résultat:
– «pas mal! Une vraie Jane Birkin en mieux et avec des frisettes!».
Elle lui ligota les mollets avec les spartiates. Elle lui tendit une grosse corde de chanvre tressée qu’il noua autour de la taille et les deux bouts tombèrent d’un côté sur une jambe. Coco le prit par la main et l’entraîna au salon où se trouvait la grande glace de couturière. Il en fut un peu gêné et il tourna la tête. Fatima s’était installée avec ses cahiers à la grande table sous les fenêtres de la façade et le voyant lança :
– « Maintenant j’ai deux sœurs ! »
Pierre se retourna et répondit: – « Tôt ce matin j’étais la maman de cette petite fille! Il se passe de drôle de choses dans cette maison ! Ce ne serait pas toi la magicienne? Tu n’est pas Circé j’espère, je préfère être un cheval qu’un cochon ! »
– « Exaucé! Et je te donnerai des ailes par dessus le marché ! » Ils montèrent à l’étage. Le soleil était assez haut et éclairait le dortoir par les tabatières. Il avait fallu modifier un peu l’orientation de la poutre et pousser les lits en conséquence. Pierre fit un tour sur la poutre et Coco s’activa sur l’ordinateur de Jeannette, elle dut déplacer plusieurs fois la caméra. Ils avaient encore chacun trois modèles à présenter mais les changements de modèles étaient plus rapides, ils s’habillaient et se déshabillaient dans un coin du dortoir, ils avaient de la place. La tunique céda la place à une robe d’indienne mêlant des rouges cerise et verts prairie avec un décolleté bassine s’arrêtant au sternum devant et à peine ouvert sur le dos, il était bordé par une frange grise piquée par des zigzags de même couleur que le masque, on rajouta un bandeau de lin sur la brassière pour tenir les formes sous la toile plus lourde, Pierre se présenta la tête haute et les mains sur les hanches, les cheveux noirs bouclés convenaient. Coco présenta une tenue de style andin, elle portait le chapeau melon, la jupe de coton flammé et une veste rêche, elle fit sa démonstration sur la poutre avec un grand panier d’osier sur un bras tandis que Pierre enfilait une sorte de camisole en camaïeu débordant sur un pantalon à la turque, le front était ceint d’un large ruban émeraude. Coco et Pierre s’habillaient et se déshabillaient dans un coin et dans un autre sans se regarder. Elle termina en robe longue de style africain aux couleurs vives, large sur le buste avec des ailes sous les bras et moulante sur les hanches tandis que Pierre enfilait enfin le kimono promis, juste pour le plaisir, c’était du vite fait et ne faisait pas partie de la collection, il y avait des oiseaux de jardin imprimés, la coupe n’était pas authentique pour tout dire, il y avait eu juste assez de tissu pour couper en biais afin d’attendrir les reliefs et les angles. Le soleil était au zénith et Coco dit qu’elle avait faim. Elle coupa la caméra et arrêta l’ordinateur.
– « On mange dans quelle tenue ? » demanda Pierre.
– « Remets la tunique pour le vélo ! »
– « Et mon pantalon alors ? »
– « Je n’ai pas eu le temps Pierre, et je crois qu’il est foutu ! Il faut en faire un tout nouveau ! »
– « La tunique du vélo a traversé les mêmes épreuves que le falzar ! Elle est restée dehors accrochée à une tête de volet. »
– « Alors remets celle d’aujourd’hui ! La première ! »
Pierre se changea en conséquence et se rendit en cuisine pendant que Coco mettait de l’ordre à l’étage et rangeait ses modèles sur une grande barre. Elle renifla en entrant dans la cuisine :
– « Ça sent bon ! »
– « Ouè, j’ai trouvé du thym et du romarin dans ton jardin, comme le petit lapin ! »
Coco sourit :
– « T’es un vrai mec Pierre ! »
– « Ah ça tu peux le dire et ça se voit ! »
Pierre tenait une cuillère en bois dans une main et se déhancha exagérément en sautant sur un pied et sur l’autre comme les gosses à la récré. Ça la fit rire .
– « Assied toi, je ramène les spaghettis, c’est ma mère qui m’a appris, j’ai fait une sauce avec les échalotes du panier, les herbes et une boite de tomates de l’étagère, je n’ai pas mis beaucoup de sel et pas de poivre parce que j’ai mis du poivron en poudre. Pas de fromage ! Ça ira ? »
– « Oui maman! Il va falloir faire quelques courses à Montaban, on y va à deux cette apremm’ ? »
– « Je n’ai rien à me mettre ! »
– « Moi je te trouve bien comme ça ! »
– « Heu, tu veux me faire sortir en fille ? »
Pierre avait les lèvres rougies de sauce tomates et regardait Coco de ses yeux dessinés.
– « Ben, ça fait quatre jours que tu t’habilles en fille ! On pourrait aussi mettre un peu d’ombre.»
– « Hein ? Où ça» ? 
– « pas dans le dos! Sur les paupières, ça fera une belle de jour »
– « Pas que le jour, la nuit aussi ! » – « Si t’es une fille la nuit alors tu l’es aussi de jour, tu vois ! Tu fais de beaux rêves ? »
– « On s’habitue c’est sûr, et c’est loin Montaban ? »
– « On y va en bus ! Ça te dérange si je fais le garçon ? »
Ils se regardèrent un instant sans se répondre, peut importaient les mots, leur conversation coulait comme l’eau du ruisseau portant les bateaux en papier. Coco s’habilla à la garçonne: un pantalon large de toile bleu marine, un blouson gris sur un débardeur, un foulard lâche autour du cou, une casquette Castro, des chaussures plates en corde et son sac à dos. Ses longs cheveux jaune-châtain dégringolaient sur les épaules. Coco ombra donc les paupières de Pierre et ils sortirent.
– « Hé ! Vous oubliez les masques ! »
 Fatima était dans la porte de la cuisine.
– « Vous devez mettre des masques ! »
– « Ah zut ! » Coco courut à la maison et ressortit avec deux masques en tissu. Elle tendit celui à fleurs à Pierre et pris le marron foncé. Ils marchèrent jusqu’à l’abri bus sur la route de Le Lumbres à la lisière du hameau et s’assirent quelques instants, Pierre les genoux serrées et Coco les jambes écartées et tendues en V, appuyée nonchalamment sur le dos du banc, les mains derrière la nuque comme pour une petite sieste.
– « Ce matin on a aussi oublié de mettre les masques ! »
– « Pas pour le premier modèle! De toutes façons à l’intérieur c’est pas grave, ça gêne pas pour la présentation. »
– « Heu Coco, je veux bien faire la fille pour toi mais mes potes ne doivent pas me voir comme ça, tu comprends ? »
– « Ah oui ! J’y avais pas pensé ! Tu sais une fille en garçon, elle n’a pas ces problèmes : nous on peut jouer aux mecs sans se la faire mettre dedans par les copines ! »
– « Et avec quoi elles vous la foutraient dedans ? »
– « Ouèp ! Pas rigolo ! Je vais dire à Jeannette qu’elle arrange ça au montage, on peut flouter les images sans masques, des ballons ou autre chose qui se promènent devant les visages par exemple. » et elle gonfla les joues.

*

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Chapitre 14 La laine de vie

illustrations: yukiryuuzetsu

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Chapitre XIV.

La laine de vie.

Pierre s’assit donc sur le lit dans sa tenue de cendres. Une mélodie trottait dans la tête, la lumière douce du matin, le rideau qui bouge, des oiseaux qui piaillent. Quelques bruits de branches cassées par un quelconque animal, un piétinement sur le toit. Un rayon d’orange sanguine éclairait son visage. Il se leva, fit glisser le linceul à ses pieds et revêtit la chemise de nuit restée immaculée. Il se recoucha pour rêver un peu et se couvrit aussi des draps, puis ferma les yeux pour les ré-ouvrir aussitôt: il tomba dans une piscine de boules, non, il était dans un kaléidoscope. La peinture pastel sur le mur prit vie, les enfants qui y jouaient s‘accroupissaient et se relevaient. Il cru les entendre crier! Les entendait il crier? Il repoussa les draps blanc-crème jusqu’aux talons et sentit l’air qu’il respirait, le ventre et la poitrine soulevaient le tissu qui recouvrait son corps et puis se dégonflaient modifiant les reliefs et les plis de la toile, le mouvement se répétait, ré-haussant un peu les collines et creusant les vallées entre les cuisses et sur les anches. Il sortit les jambes du lit et s’assit, l’ourlet de la chemise de nuit frottait le bas des chevilles, exactement le cartilage du tibia qui fait une petite boule et que les enfants se cognent parfois l’un contre l’autre en courant et même que ça fait mal. Il y avait venant du jardin une odeur d’herbes mélangées. Il se leva, pour de bon cette fois, ouvrit la porte en vrai bois et avança un pied nu sur le plancher du palier ciré par le temps passé; un courant d’air lui passait entre les doigts de pieds. La marche qui crie poussa son cri, une fois, et puis deux. Il descendit l’escalier sans plus de bruit qu’une marmotte en balayant les marches de la chemise de nuit sur les talons. La maison était silencieuse et on entendait le vent glissant sur le toit et secouant les grandes branches qui griffaient la bâtisse. Il traversa l’atelier et passa devant la machine à tricoter qui lui fit un sourire maladroit mais sincère de toutes ses aiguilles à clapets, le tablier de laine recroquevillé qui y pendait frémit du mouvement d’air produit par son passage. Il traversa le salon, entrebâilla la porte de la cuisine et y passa la tête; il y avait des restes de pâte de la veille sur la table, un poivron vert rougissait d’un côté. Il chercha des yeux la cafetière sur l’étagère mais se retourna, il avait cru entendre chuchoter dans l’atelier, il y retourna mais ne vit que la machine et retourna à la cuisine, il en franchit le seuil et chercha de nouveau la cafetière et la vit sur la table avec les deux tasses. Il se sentait comme un gosse d’école maternelle oublié seul dans la cour de récréation. La pièce était muette mais semblait écouter, comme en attente, les volets fermés remuaient doucement, la porte d’entrée sursauta, s’ouvrit et se referma avec un claquement sec et il comprit que Claire et Jeannette étaient déjà parties. C’est alors qu’il entendit de nouveau du bruit à l’atelier, comme un froufrou de tissus, du papier que l’on froisse, une respiration, des pieds légers glissant sur le carrelage; il fit volte face pour voir qui le suivait, il avait senti un léger souffle dans une oreille, une haleine tiède, il crut qu’une main s’était posée sur une épaule mais c’était un oiseau, il ne le voyait pas mais le devinait, il retourna à l’atelier avec l’oiseau accroché à la clavicule et qui lui chatouillait le cou en frottant sa petite tête dans le creux sous la pomme d’Adam. La machine à tricoter éclairée d’en haut par l’œil de bœuf de l’escalier ressemblait au château de la belle au bois dormant, l’oiseau lui, la fixait de son œil de geai. L’oiseau dit à Pierre de s’approcher et Pierre toucha les fils de laine qui pendaient, témoins d’un ouvrage resté en plan, les rangs du tricot s’écartèrent d’eux même en éventail comme des ailes de mésange et s’étira comme s’il se réveillait après cent ans de sommeil. Pierre balaya de la main quelques petites chutes de tissus effilochées et heurta des doigts comme un petit savon gris translucide qu’il saisit mais celui ci glissa et tomba sous la machine; il se baissa pour le ramasser et découvrit un livre dans le genre livre de cuisine par terre sous les tréteaux qui portaient la machine. Il le ramassa et souffla dessus. On voyait sur la couverture, en arrière plan, la même machine et une manche de gilet de laine pas finie, avec des mailles ouvertes sur les bords. Le livre s’ouvrit de lui même sur un carnet à petits carreaux qui se trouvait à l’intérieur, une écriture fine et serrée avait rempli au moins la moitié des pages. Il lut la première ligne mais il ne lisait pas, il entendait :
« toujours faire un modèle. Régler sur deux pour commencer. Tu tires au moins dix rangs et tu mesures combien ça fait en centimètres. Tu prends ton patron et tu calcules le nombre de mailles et de rangs qu’il faut pour chaque partie, donc pour un chandail, le devant, le dos et les manches ».
Pierre feuilleta le carnet en suçant ici et là un mot, une phrase, parfois un petit croquis. L’oiseau avait quitté l’épaule, il le sentait sur sa tête qui remuait les pattes dans ses cheveux et s’y accrochait, il se penchait pour voir le livre avec Pierre. Il tira le tabouret à trois pieds de dessous les tréteaux pour s’y asseoir, rangea les petits ciseaux restés sur la fonture dans la boite où il y avait aussi un crochet à clapet comme les aiguilles mais avec un manche en plastique gris clair, il fit ces gestes sans y penser, machinalement, comme une vieille habitude; Il saisit la poignée du chariot et lui fit faire un aller, comme sur le livre, et ça fit un scratch, comme une déchirure et un retour qui fit ratakatapan comme une luge descendant un escalier en métal. La tige de fer un peu engourdie, en forme de gibet, qui tendait la laine, sursauta comme un enfant pris en faute le doigt dans le pot de confiture et se contorsionna nerveusement avec des secousses colériques en criant: « C’est pas moi! ». Pierre examina le résultat et identifia deux nouvelles lignes de mailles. Il recommença l’opération doucement en se penchant, le nez devant le chariot, pour voir ce qui se passait et puis une troisième fois un peu plus énergiquement, « Ritch ! Ratch ! » , on y prenait goût à ce jeu, le tablier de laine qui était resté accroché attendant vainement le retour d’Irène s’allongeait, Pierre s’arrêtait parfois pour compter les nouveaux rangs, identifiables parce que la laine fraîchement tirée était plus claire, et il les ouvrait un peu avec les doigts pour examiner les mailles, c’était pareil qu’un filet de pêche en plus petit. « Ritch ! Ratch ! » et puis un cri de pie suivi d’un cri de souris lui fit tourner la tête. Il vit des pieds nus descendre les marches en bois, suivis d’un tissu blanc qui flottait sur les mollets, les genoux et les cuisses. Il leva la tête plus haut et vit Coco qui s’était arrêtée sur la dernière marche et le regardait hésitante, une perle était apparue sur une joue. L’oiseau s’envola et Pierre en sentit le vent, il le vit alors chatoyer dans l’air et disparaître mais un rayon de soleil perça la lucarne du palier et projeta son contour lumineux sur le mur comme un dessin au pochoir. Coco restait immobile entre deux parenthèses de temps et le regardait en articulant les lèvres mais aucun son n’en sortait. Elle posa finalement un pied sur le carrelage et dit :
-«  mam’Irène ? »
Elle s’approcha de la machine et se pencha pour toucher le tricot avec ses nouveaux rangs, elle regarda Pierre d’un drôle d’air, s’assit sur ses genoux, lui passa une main dans ses cheveux bouclés et colla une joue humide contre la sienne, il l’entendait respirer et une mélodie légère s’exhala, Pierre sentit de l’air chaud dans le cou et il tourna la tête, sa bouche rencontra la peau tendre comme de la pâte à sel et il y fit un baiser sans y penser, ses lèvres y laissèrent leurs traces grises de la suie de la veille. Pierre avait un fil de laine enroulé dans les doigts, un de ceux qui pendaient de la machine, et le fil se serra sur la phalange de l’annulaire, il entendit une voix qui murmurait:
– « Ma petite fille »,
les paroles s’étaient exhalées d’un peu plus profond que sa gorge, de la poitrine peut être, il les avait senties gourgouler comme des bulles vers sa bouche par le chemin d’air qui produit des sons. Coco le regarda médusée et ses lèvres à lui remuaient sans rien dire. Il y eut comme un coup de brise chaude et le tricot entamé s’agita. Coco se redressa en s’appuyant d’une main sur son épaule, elle frissonnait, elle répéta « Mam’Irène ! », Pierre s’était fait tout petit dans un coin de son corps à lui, il vit Mam’Irène qui lui souriait et disait :
« Merci ! Tu comprends, je n’avais pas pu lui dire au revoir car tout est arrivé si vite, aime la bien ma Cathie. », elle, Irène, ouvrit une fenêtre de pensée et s’envola, Pierre reprit sa place dans son corps, étonné de la voir assise sur ses genoux, il avait un bras autour de sa taille pour la tenir et elle lui caressa encore les cheveux. Elle posa la tête sur sa poitrine et sa tête bougeait de la respiration de Pierre comme une barque à marée basse. La mer recula encore un peu en laissant sur le sable l’image rétrécie de ses vagues et les laissa échouer sur la plage noués l’un à l’autre comme deux cordages perdus d’un voilier à la dérive.

*

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Chapitre 13 L’oiseau de feu

illustration:yukiryuuzetsu

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Chapitre XIII.

L’oiseau de feu.

*

Pierre se passa la langue sur les lèvres et sentit comme un goût de cendre, ses paupières collaient lorsqu’il les ouvrit et il découvrit l’aube encore grise; il écouta le silence encore allongé sur les draps de lin, leva les bras au plafond et tourna les paumes vers son visage: elles étaient comme frottées au fusain. Il s’assit sur la couche en s’appuyant sur les coudes et vit ses orteils, noircis comme des carnavaleux de Dunkerque, qui dépassaient de la tunique rêche de suie entravant son corps: il était comme dans une sorte de cocon de chenille aux parois rigides mais légères ne laissant émerger que la tête et ses extrémités. Il se recoucha et ferma les yeux, une odeur de bois brûlé imprégnait ses narines. Son esprit flotta un instant dans une sorte de fumée et descendit doucement pour se poser comme une feuille sur la branche morte de la soirée écoulée.

Il avait d’abord fallu ramasser du bois, ce qui ne fut pas si simple malgré son abondance à cause de l’averse de l’après-midi et on dut utiliser le petit bois de la cuisinière en fonte pour l’allumage et beaucoup de papier journal déchiré et roulé en boule. On rassembla le combustible du côté de l’œil de bœuf car elles avaient, elles , les filles et Pierre, décidé de n’endommager que cette seule partie de potager passablement piétinée par l’opération de montée de la poutre, de toutes façons Coco n’avait pas même encore monté la serre basse au sud dans laquelle elle plaçait ses pots ensemencés et elle ne repiquerait pas ses salades avant six semaines. On coucha par dessus le papier et le bois d’allumage des branches fines disposées en rayons de vélo pour faire un chapeau de rizière et on construisit encore par au-dessus une tente d’indiens avec de plus grandes branches humides mais qui sécheraient avec les premières flammes. Jeannette et Pierre s’étaient chargés de cette tâche tandis que Fatima et Coco préparaient la pâte et les brochettes. Claire regardait à l’ordinateur les vidéos du défilé. L’obscurité gagnait d’épaisseur et la fraîcheur de l’air caressait les visages, ils s’assirent autour du feu pour l’allumer. Coco avait pensé sortir le banc mais Pierre et Jeannette avaient déjà disposé des pièces de bois destinées à la hache pour l’hiver et encore assez massives pour servir de siège. Pierre, qui n’avait pas le choix, était resté en tunique au contraire des filles qui avaient enfilé des pantalons de survêtement, y compris Fatima; Coco prêta à Pierre un grand châle de laine pour les épaules et il s’empressa d’allumer les brindilles pour se réchauffer les guibolles. Les brochettes étaient disposées sur des plaques à pizzas qu’il fallait poser puis tenir avec les grandes pinces de la cuisinière sur les braises. Le thé à la menthe infusait dans une grande théière marocaine hautaine, pour ne pas dire prétentieuse: Fatima en avait fait un jour cadeau à Coco en même temps que le joli service de petits verres décorés; occupée avec les brochettes elle se tourna vers Pierre assis en tailleur de l’autre côté des flammes:
– «Tu sais Pierre, normalement ce sont les hommes qui préparent et servent le thé! J’ai préparé mais tu peux servir, le plateau est là!»
Fatima désignait un grand plateau rectangulaire de fer gris de la même couleur que la théière avec des bords comme de la dentelle de Calais.
Pierre se leva droit, comme on le fait en Inde, en partant de la position de tailleur, fit le tour du feu et se planta devant Fatima:
-«Je l’ai jamais fait!»
-«Je crois que tu peux apprendre! Il faut d’abord poser tous les verres sur le plateau, les remplir à moitié et les vider tout de suite dans la théière pour les chauffer et en plus, comme ça, tu peux t’entraîner pour le vrai service, regarde!»
Fatima saisit la théière et versa une rasade de thé en partant du bas et montant rapidement la main vers le haut pour allonger le filet marron sans en perdre une goutte et vida immédiatement le verre dans la théière replacée sur le chauffe plat à bougie.
-«À toi!»
Pierre pris la théière et procéda de la même façon avec le second verre sans éclabousser. Fatima le regarda rayonnante:
-«T’es un frére, Pierre! Du premier coup!»
Pierre fit le tour des filles s’agenouillant devant pour les servir, elles souriaient en le voyant manier la théière, ils burent le premier verre et mangèrent les premières boules de pâte cuite au feu avec des pointes de poivrons plantées dedans.
Suivant les instructions de Fatima il fit le deuxième service et Fatima expliqua que certains font le service en dansant sans rien renverser. Ils demandèrent des explications et Fatima se leva avec le plateau chargé de verres vides en indiquant toutefois que c’était juste pour donner une idée car elle ne l’avait pas appris. Jeannette activait un peu le feu avec un bâton et des étincelles montaient dans la nuit déjà tombée, le ciel était dégagé et l’on distinguait clairement les constellations, on avait le sentiment d’être sous une passoire: la lune était au sud, au salon de coiffure pour ainsi dire avec la chevelure de Bérénice dorée de météores lui dégoulinant dans les yeux, en regardant au nord on distinguait facilement l’étoile polaire dans la queue du dragon qui chatouillait le dos de la maman ours et, en renversant la tête en arrière, on apercevait Hercule en lutte contre le même dragon. Les jumeaux regardaient eux encore le coucher de soleil derrière l’horizon en se tenant la main.
L’ombre de Fatima s’anima comme une silhouette de théâtre chinois, son visage s’alluma à la manière des anciens réverbères de ville, on voyait ses yeux se déplacer de droite à gauche comme si ils regardaient chacun et chacune, tous en même temps et personne à la fois. Ses épaules restaient de face alors que les hanches et le ventre semblaient tourner autour de l’axe fixe du nombril.
-«Et si on dansait?» Claire avait des yeux brillants.
-«On boit d’abord le troisième!» Fatima s’était assise et Pierre exécuta le troisième service.
-« Je peux faire de la musique avec mon portable» déclara Jeannette.
-«Oh non! Ça gâcherait tout! On peut claquer des mains et danser à chacun son tour»
-«Oui, c’est moi qui commence!» Claire se leva et entama une révolution autour des flammes sur un temps de valse moyennement lent et les bras en liance pour faire ses trois pas de danse, les autres cherchèrent un rythme hésitant en tapant sur des bâtons ramassés plus tôt pour le feu.
Claire s’assit au bout d’un an et Coco entama sa première saison sur le premier quart, elle avait choisi une sorte de pas de bourrée, arrivée en septembre elle se mit à chantonner en tapant des pieds, l’air était entraînant et Pierre laissa tomber le châle pour danser lui aussi.
Les paroles se répétaient et ils se mirent tous à chanter en reprenant le refrain:
« Le papillon suit la chandelle
et l’amoureux suit la beauté
Le papillon brûle ses ailes
et l’amoureux sa liberté »
Arrivée en fin d’année Coco s’assit mais Pierre continua à tourner dans sa tunique à la fois sur lui même et autour du feu, les filles chantaient et claquaient des mains tandis que, entraîné sur son orbite, Pierre écartait tantôt les bras et tantôt les plaçaient autour de la tête en forme de corbeille, il tournait, tournait comme un derviche sans pouvoir s’arrêter, un cri strident traversa la nuit comme un javelot et s’éleva jusqu’aux cimes du prunier et du chêne, il était continu mais ondulait comme un câble de funambule. Claire, Jeannette et Coco en étaient ébaubies et regardaient Fatima s’égosillant comme une furie antique, sa langue s’agitait dans la caverne de sa bouche comme un drapeau d’interdiction de baignade. Pierre dansait toujours et tournait comme une toupie de plus en plus rapidement, les autres chantaient la chanson de Coco en alternance: « Le papillon brûle ses ailes … » Il en perdit le sens et les trois filles également, elles claquaient des mains et des pieds en chantant. Les you-yous de Fatima les enivraient. Le feu gagna les grandes branches humides qui craquèrent et crachèrent aux étoiles des lassos incandescents qui retombaient en pluie sur le potager. De gigantesques formes sombres glissaient sur le sol en se déformant, grandissaient et se rétrécissaient, caressaient les joues et fuyaient vers les nuages de fumées qui s’échappaient du feu. Les filles en tournant la tête à droite et à gauche ne se reconnaissaient plus et sursautaient même en se voyant si laides, elles regardaient Pierre virevolter comme une torche de château fort, disparaissant dans des trous noirs et réapparaissant comme un fantôme, lumineux et rayonnant; le mouvement s’accélérant sa tunique se mit en vrille et puis se gonfla en cloche avec des bords de dentelle fluorescente et fumante. Les filles fascinées et hypnotisées suivaient le cerceau en flamme qui tournoyait autour du feu centrale, l’ombre de Pierre s’éclairait par moment laissant voir son visage et ses boucles noires brillantes.
-«on dirait une bûche suédoise avec des jambes!» dit Jeannette.
Pierre passa l’été, puis l’automne et pénétra en hiver alors qu’il s’approchait comme la foudre des filles assises qui frappaient toujours en cadence des morceaux de bois les uns contre les autres. Jeannette poussa un cri, puis Claire aussi. Coco et Fatima se précipitèrent sur lui pour éteindre les langues rouges et jaunes qui lui montaient jusqu’aux épaules.
Il tomba à terre sur le dos tandis que les quatre filles le tapotaient de tous côtés pour étouffer la combustion de l’étoffe. Pierre sentit des mains de tous côtés, sur le ventre et les cuisses; une main effleura son sexe devenu dur et il vit Coco les yeux écarquillés tirer brusquement la sienne en arrière comme si elle s’était brûlée à un charbon, elle se la mit devant la bouche ouverte. Pierre émergea des cendres fumantes comme une créature de début d’un monde, il s’assit en les regardant toutes les quatre, se mit sur les genoux qu’il massa, leva les yeux au ciel et puis les baissa; il regarda le tapis de cendres grises avec un air étonné et dessina du doigt un ruban dedans, il le contempla un instant sous le regard muet des filles, inspira un grand coup, se passa les mains sur les joues en les tirant vers le bas et puis dit:
-«je suis fatigué, je vais me coucher.»

Chapitre 14 La laine de vie



Chapitre 12 Le défilé de mode

illustration:yukiryuuzetsu

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Chapitre XII.

Le défilé de mode.

Les filles laissèrent Pierre se sécher et s’occupèrent de l’aménagement du dortoir en espace de mode. Coco s’était occupée tout d’abord de rhabiller Pierre ; après un examen inquiet du pantalon, elle lui proposa une autre tunique de grosse toile bleue comme celle portée par les ouvriers picards au dix-neuvième siècle ; Pierre la saisit en bougonnant. Les autres montèrent à l’étage d’antiques casiers à bouteilles en bois qui serviraient de piliers à la poutre sur la quelle les modèles devaient déambuler. Les pachydermes célestes s’étaient éloignés comme prévu avec la marée presque haute, un rayon du soleil descendant pénétrait dans le dortoir directement par la lucarne et la porte restée ouverte et se mêlait à la lumière diffuse des fenêtres de toit. Jeannette avait monté ses appareils à l’entrée et l’armoire à linge à l’autre bout était équipée de rideaux sur ses deux grandes portes ouvertes pour constituer une cabine assez large, une back stage comme ils disent dans quelques quartiers de Paris. Coco disposait ses modèles terminés à l’intérieur sur des cintres dans l’ordre de présentation, elle les avait numérotés et associés aux filles, dont elle et Pierre. Pierre se rendit à l’étage en tenue simili-antique: il avait serré à la taille la tunique de drap qui lui descendait jusqu’aux mollets avec une ceinture plate à boucle et chaussé les sandalettes du père, non! Du grand-père! On posa la poutre sur les caisses à vin couchées sur le plancher, ce qui l’élevait à une trentaine de centimètres du sol et déterminait le sentier à parcourir en partant de la cabine d’essayage jusqu’à l’entrée du dortoir, les lits avaient été poussés de chaque côté pour les dissimuler à la prise de vue; la charpente, visible au centre de la pièce, constituerait un cadre adéquate. Les filles s’entraînaient à la marche sans chaussures et sans chaussettes sur la poutre, elles allaient et venaient en riant s’efforçant de se déplacer avec un dictionnaire sur la tête . Jeannette était à l’exercice quand Pierre arriva et elle avait branché la caméra pour faire un essai, elle prenait un plaisir évident à l’exhibition, les bras faisant balancier et allongeant les temps de suspension sur une jambe tandis que l’autre effectuait un arc de cercle dans le vide. Elle tournait le dos à la caméra et secouait d’une main à bout de bras le tissu orange du premier modèle. Pierre la regarda sourire, elle déboutonna simplement le devant de sa robe de ville courte à fleurs et la laissa glisser sur la poutre découvrant son corps plutôt blanc et les sous-vêtements légers ; elle se passa la main libre dans le dos en se tournant vers la caméra et elle dégrafa le soutien-gorge tout en continuant à agiter la tunique flamboyante dans l’autre main, ses seins jaillirent dehors comme des dauphins hors de l’eau. Fatima se mit les mains devant la bouche et cria :
– « Jeannette ! Tu filmes ! C’est du streaming tu m’as dit ! »
– « Ben oui ! »
– « Mais on te voit ! Qu’est ce qu’ils vont dire ? »
– « Qui ça ? C’est que pour les Beaux Arts. »
– « Mais les garçons vont partager la vidéo !  ça va faire du bruit !»
– « Et bien tant mieux, ça augmentera les vues ! »
Pierre s’y essaya, lui aussi sans soutien-gorge, et y prit goût, la poutre était assez épaisse mais on perdait parfois l’équilibre qu’il fallait rétablir sur une jambe en balançant la seconde et en écartant les bras. Il avait jeté un œil dans l’armoire qui abritait la collection et avait cru mettre les pieds chez un marchand de Venise au seizième siècle: les safrans, les émeraudes et d’autres taches écarlates semblaient voleter sur les tissus comme des papillons, on se frottait les yeux pour respirer. Jeannette se rhabilla avec la tenue orange et ils rejoignirent à quatre Coco en cuisine qui avait préparé un thé à la menthe, « pour se mettre dans l’ambiance ! » avait elle dit. L’organisation était simple :
les modèles étaient rangés dans l’ordre d’apparition en partant de la gauche et devaient être simplement jetés sur un lit à chaque changement de tenue, les vêtements de ville seraient accrochés sur une barre dans la cabine lors du premier essayage et récupérés en fin de défilé. Il y eu discussion sur l’opportunité d’une atmosphère musicale, Jeannette ayant déclaré qu’elle ferait de toutes façons un montage sonore, mais Claire était d’avis qu’une musique de fond les inspirerait et que cela pouvait jouer sur l’élégance des déplacements, il fut question du boléro et de Carmen mais on s’accorda sur une autre musique trouvée sur internet et qui alternait des rythmes vifs et d’autres plus calmes, l’ordinateur de Jeannette avait une bonne sortie son.
– « Ah oui j’ai fait des masques qui conviennent aux modèles, finalement il m’arrange ce virus, on peut cacher les visages avec un masque et pour Pierre en fille, c’est quand même mieux ! Faut des bonnes oreilles pour les accrocher.»
Les cinq montèrent à l’étage et la dernière marche s’en plaignit autant de fois multipliées par deux : on se souviendra qu’elle criait deux fois. Il fallait maintenant commencer sans tarder car Jeannette n’aimait pas les projecteurs et elle n’en disposait pas sur place de toute façons. Il était presque seize heures, en comptant dix petites minutes pour chacun des vingt modèles on y arriverait avant la tombée du jour.
– « CocoricoMode Première ! » cria Jeannette en claquant du plat des mains juste devant l’objectif et elle courut jusqu’à la poutre et s’y engagea, pieds nus, légère et souriante, elle présentait une tunique courte, mi-cuisse de couleur orange avec des liserés marrons ; les longs cheveux blonds couraient presque jusqu’aux avant-bras et balayaient le col bordé de dentelle écarlate qui se rétrécissait jusqu’au creux sous le sternum en une simple fente.
Jeannette progressa les mains ouvertes jusqu’à un mètre de la caméra, fit un demi-tour sur une jambe en dessinant une parabole de la pointe des doigts de l’autre pied et repartit à l’armoire, le derrière se balançait naturellement par la démarche en équilibre ; la musique maintenait son rythme un peu techno et haché. Claire présentait le modèle suivant qui rappelait la coupe précédente avec une dominante bleu de Prusse qui seyait parfaitement à ses cheveux anthracite, une bande brodée style chantilly partant du col descendait jusqu’à l’entrejambe ; Claire exerça une sorte de chassé sur le madrier et opéra un léger déhanchement, jambes légèrement écartées et bras en corbeilles. Une ligne noire sur le dos longeait la colonne vertébrale et y courait en méandres paresseux. Pierre assis sur un bord de lit à côté de Coco voyait de sa place la caméra tourner sur son axe; Jeannette, de retour, ne s’était pas changée et, assise devant l’ordinateur en contrôlait les mouvements. Fatima se présenta, sans foulard mais masquée, la chevelure fauve, avec du bleu sur les paupières, elle s’avança déterminée en balançant largement les bras dans une robe longue enflammée par le bas, les manches larges sautillaient comme des langues de feu ; elle fit demi-tour et repartit presque en courant comme une torche de procession. Pierre vit de la coulisse Coco courir sur la poutre en style Caraïbes, pantalon de corsaire et veste courte de coton flammé, sans boutons, elle était ouverte sur le devant et laisser voir son torse presque nu, la poitrine était maintenue par un bandeau. La tête était serrée dans un foulard rouge et de larges anneaux pendaient des oreilles. Il se déshabilla et enfila les braies flottantes couleur gris d’argent serrées aux chevilles et la longue blouse bleu ciel décorée d’un liseré pailleté en V qui partait des abdos jusqu’aux clavicules. Il mis le masque en tissu bleu de nuit piqué d’étoiles et il allait s’avancer sur la poutre quand Coco de retour le retint par un bras :
-« Attends, je te refais les yeux ! »
Elle pris sa petite boite et le crayon, Pierre la regarda pendant qu’elle le dessinait de ses doigts. Il sauta sur le chemin de bois comme une mésange sur la branche, se pliant accroupi sur la pointe des pieds, le buste droit, et se redressant d’un coup, pliant de nouveau sur une jambe et puis l’autre, il exécuta un tourniquet devant la caméra et partit découvrant le décolleté dorsale jusqu’aux reins, les muscles des fesses produisaient des plis animés sur la toile, la tête frisée oscillait sur la nuque souple et dégagée. Il disparut dans la coulisse et enfilait déjà par dessus la tête le modèle numéro deux quand Jeannette se présenta pour sa deuxième exécution. Elle jeta les chiffons de la tenue précédente sur le lit et décrocha le modèle suivant car les impératifs cinématographiques ne lui avaient pas laissé le temps de se changer après le premier passage, ses dessous ne cachaient que modestement la petite fourrure du pubis et les auréoles des tétons. Il y avait une petite odeur qui rappela à Pierre ses combats de catch sur le tapis usé du salon avec Isabelle, sa sœur aînée, quant ils avaient treize et quinze ans. Le corps de Pierre frotta celui de Jeannette alors qu’il laissait les braies pour un caleçon, elle s’était retournée pour prendre sa tenue dans l’armoire et, comme elle était profonde, il fallait se pencher dedans pour attraper le cintre ; c’est alors que Pierre, tourné dans l’autre sens pour enfiler un caleçon se pencha et heurta brutalement de son derrière celui de Jeannette qui plongea la tête la première dans l’armoire à vêtements. Ça fit un grand boum, comme une grosse caisse. Le meuble était resté impassible mais les trois autres assises sur les bords de lits se regardèrent inquiètes. Coco se leva pour aller voir et vit Jeannette en slip et soutien-gorge qui s’extirpait de l’armoire à quatre pattes aidée de derrière par Pierre qui la tenait par la taille. Coco se figea et fit :
– « Ah ! J’m’excuse ! »
Elle allait repartir et puis se retourna :
– « Tu peux ramasser ce que tu as fait tomber ? »
Elle s’était adressée à Jeannette mais celle ci s’avançait déjà sur la piste et Pierre se chargea de remettre sur les cintres les robes qui avaient glissé dans les planches du fond. Déjà Jeannette s’élançait au pas de chatte nonchalante et exécutait un aller-retour féerique en nuisette pudique. Le temps était compté à cause de la lumière du jour, du temps précieux avait été perdu. Pierre était en caleçon de toile légère et de coupe ample tenue par des bretelles spaghettis sur un caftan sans boutons, il attendit son tour à côté de Coco. Il avait vu qu’elle le fixait des yeux en quittant l’essayage et puis ensuite son regard s’était détourné comme pour l’éviter. Claire s’avança, toujours à pieds nus, en robe paysanne, le haut se terminant en simple bustier croisé de lacets, Fatima suivit, en capri noir et maillot marin, le bonnet de laine rouge ne retenait pas la chevelure henné, le masque bleu nocturne-canicule était piqué de petites ancres blanches. Coco s’était gardé une robe longue pour elle qui descendait jusqu’aux chevilles, c’était une sorte de fuseau de couleur amazonienne largement ouvert en haut sur les épaules et les omoplates, deux feuilletés châtains étaient enroulés en spirale sur les seins, les hanches collaient au tissu comme du massepain sur du papier d’abeilles et les cuisses se moulaient en marchant, le retour était d’une langueur qui coupa le souffle à Pierre, il se rendit à la cabine. Il arriva juste au moment où Coco s’extirpait du fourreau comme une vénus de mer, assise, les jambes pliées sur le côté de guingois, les seins et le ventre à l’air, les jambes enroulées en queue de poisson, l’odeur de la sueur des filles s’était accumulée dans la cabine, Pierre se pétrifia bouche bée, elle avait un petit air sérieux et tendit les bras pour le saisir par les siens, le tira à elle et déposa un baiser sur ses lèvres, les yeux de Pierre sautèrent dehors et oscillèrent comme des poids sur un pendule à ressort.
– « C’est ton tour ! » dit elle. Pierre fit sa présentation et, comme il portait un caleçon, il se permit l’exécution d’une roue de gymnaste qui déclencha les applaudissements des filles. La moitié des modèles étaient passés et Jeannette lança la troisième fournée. Il y avait encore dix modèles à présenter en incluant le kimono qui ne faisait pas partie de la collection. Elle montrait des cuisses nues entre des chaussettes hautes et une mini-jupe verte bordée d’une lisière blanche dentelée, le haut était une veste sans boutons à bandes verticales jaunes et blanches, ça convenait bien à une blonde filasse. Claire défila en jupe bleue, longue jusqu’aux talons, ce qui présentait quelques difficultés pour marcher sur la poutre mais donnait au déplacement un air prophétique, comme un souffle frisant la surface d’un lac. Elle était de tissu cobalt avec un large bord vert pissenlit de la même couleur que la courte blouse, suivit Fatima en pantalon fuseau à rayures et un curieux maillot noir à manches longues laissant à peine dépasser les poignets et laissant les épaules et le ventre découverts, elle souriait largement de ses lèvres éclatant de rouge carmin et c’est alors que Jeannette s’en aperçut :
– « Fatima, il faut recommencer, tu as oublié le masque ! »
Celle ci mit les mains devant la bouche et se tourna vers Coco :
– « Pourquoi tu m’as fait les lèvres ? »
– « Mauvais réflexe,l’habitude, excuse moi. »
Jeannette claqua les avant-bras devant la caméra en criant :
– « Fatima, deuxième ! »
Coco prit son tour, elle avait mis une jupe serrée et courte en tissu noir constellé, un blouson gris au dessus d’un tricot coquelicot, elle s’était aussi passé les lèvres au rouge de la même fleur et portait un large chapeau genre fédora, et dut aussi recommencer : Elle avait aussi oublié pour elle même le masque.
Pierre présentait ensuite une robe plutôt courte mi-cuisse de couleur blanc cassé avec un V qui s’ouvrait en vase sur les épaules et descendait en pointe jusqu’au nombril, de petites boucles dorées pendaient des oreilles, Coco lui avait allongé les sourcils d’un trait noir et refait les yeux. En s’avançant sur la jument couchée, les épaules tirés en arrière et en respirant en haut, les pectoraux faisaient illusion, une sorte d’écume flottait sur les fesses et le tissu léger accompagnait le déhanchement naturel contraint par la marche de funambule. Pierre aussi avait oublié le masque.
Jeannette ne se présenta pas pour le dernier passage, elle était devant son notebook, les sourcils froncés.
– « Si je comprends bien, ils veulent nous empêcher de sortir, peut être à partir de demain ! »
– « Qui ça ils ? »
– « Et pourquoi ? »
– « Le virus chinois ! Les hôpitaux sont saturés ! Moi, je crois qu’il vaudrait mieux rentrer ce soir Claire, qu’est-ce que tu en penses ? De toutes façons il fait trop sombre maintenant pour les prises de vue ! »
– « Ben moi je voulais réviser pour le bac, j’ai pris des math avec moi ! Chez moi je n’ai pas de place, je travaille sur mon lit avec une planche à dessin et j’ai les petits frères dans les jambes. »
– « Fatima, je t’avais dit que tu pouvais rester de toutes façons ! »
– « Et comment tu vas faire les derniers modèles ? »
– « On se débrouillera Claire, on a des tailles très proches, avec Pierre et Fatima ça ira, le problème c’est le matériel. »
– « Mon Canon j’en ai besoin, mais je peux te laisser mon notebook avec la caméra, pour les photos fais les au portable, ça fera l’affaire.»
Claire faisait la grimace: c’était pas terrible de se quitter comme ça! «pourquoi ne pas partir tôt le matin et faire une veillée autour d’un feu?»
-«oui et même qu’on pourrait faire faire des brochettes avec de la pâte brisée et des poivrons!»
Elles tournèrent toutes la tête vers Fatima, Pierre aussi:
– «bonne idée!»

*

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Chapitre 11 La poutre

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Chapitre XI.

La Poutre

Le matin se levait doucement. Il pris une légère douche de pluie fine et se fit sécher aux premiers rayons. Ils se retrouvèrent dans la cuisine pour le déjeuner. Pierre, debout le premier, avait fait le café et eu droit à un bise de chacune. Jeannette, en retard, s’était approchée sur la pointe des pieds et l’avait chatouillé des deux index sous les côtes, il avait sursauté en s’esquivant et puis fait « Hé ! »Une main avait traîné sur une de ses fesses. Il se retourna pour savoir qui c’était et il haussa les épaules. Coco se présenta la dernière, prit le tabouret et s’assit à table.
– « Tu as fait le loup-garou cette nuit?  »
– « Hein? »
– « Il y a du noir sur ta chemise. »
Pierre baissa les yeux sur ses genoux et frotta bêtement sans rien enlever et même en étalant le noir en un frottis ma foi assez « Beaux Arts » ; il était au bord du banc à côté de Fatima elle même à côté de Claire, c’était un peu étroit et les os se cognaient. Jeannette avait pris la chaise. Coco saisit une tranche de pain qu’elle beurra copieusement, se remplit une tasse de café noir, en but une gorgée et déclara la journée réservée au préparatifs du défilé de mode. Celui ci se tiendrait au dortoir en fin d’après-midi. Jeannette avait estimé l’éclairage de la pièce par les fenêtres de toits. Ce serait bien de commencer au plus tard à 16 heures ; en plaçant le trépied pour les prises de vue à gauche de la porte d’entrée qu’on laisserait ouverte on profiterait du soleil déclinant par l’œil de bœuf et la luminosité devrait être acceptable même si le temps se couvrait. Coco avait expliqué que la mer remontait à partir de quinze heures et chassait les nuages en général. Le problème serait de monter la poutre de quatre mètres sur laquelle les modèles devaient déambuler pour la présentation. Pierre pensait pouvoir la faire passer par l’œil de bœuf :
– « Tu as une échelle ? »
– « Non. Faut en emprunter une à la Malcense. »
– « Hein ? »
– « Oui, la ferme des Dutertre ! »
– « C’est où ? »
– « On est passé devant quand on est arrivé ensemble, tu as oublié ? Juste avant le bois Madeleine, à un peu plus de un kilomètre. À vélo c’est à cinq minutes, il y en a deux dans l’abri à bois. »
Elle avait encore de l’ouvrage sur la planche, elle s’éclipsa et la machine à coudre lança ses premières invectives, se chamaillant toute seule. elle toussait parfois,la machine! Pas Coco, et pestait, cette fois Coco, comme un tailleur chassant les mouches. Claire se mit à fredonner des comptines :« à la clair-reu fontaine », ça lui allait bien, Fatima faisait la vaisselle et, par pur réflexe familial, Pierre se saisit de l’essuie. Jeannette occupait la douche. Claire feuilletait le projet magazine de Coco qu’il fallait encore compléter avec les photos de Jeannette. Le ménage fait, Fatima avait balayé la cuisine et fait l’inventaire des légumes, elle rejoignit ensuite Coco à la machine ;
Pierre sortit pour examiner les vélos. Il trouva la pompe derrière les bûches et terminait le gonflage du pneu arrière quand Jeannette quitta la douche, une serviette de bain imprimée de perroquets verts collée sur le corps et nouée sous les aisselles, elle lui descendait jusqu’aux mollets, un essuie rouge et vert lui enturbannait la tête. Elle le surprit accroupi dans sa chemise de nuit. Elle s’accroupit aussi.
– « Tu peux faire l’autre aussi ? À deux ce sera plus facile pour porter l’échelle ! »
– « D’accord je me rince un coup, je m’habille et j’arrive. »
Coco avait retrouvé des vieilles sandalettes de son père qui ferait l’affaire de Pierre, elles lui allait à peu près avec des grosses chaussettes. Elle avait proposé un de ses shorts, rose avec des rayures blanches mais il s’était trouvé une drôle d’allure et il remit la tunique. Dans la chambre, en s’habillant, il se regarda dans la glace et se mit de nouveau un peu de noir sur les cils, ça l’amusait, il s’était arrangé la frisure devant le miroir de la commode, presque un réflexe, l’air de la chambre peut être et l’odeur et l’esprit fille. Il traversa le salon où s’activaient Coco et Fatima et retrouva Jeannette aux vélos, elle avait enfilé un short bien large de toile bleu qui ressemblait à une jupe et un maillot ouvert sous les bras, on voyait les poils blonds sous les aisselles. Coco arriva en courant, elle tenait des tissus de couleurs à la main :
– « Attendez ! Il paraît qu’il faut mettre des masques ! Je n’ai pas bien compris mais ils disent qu’il y a un virus ! »
Elle tendit deux masques roses avec des violettes.
– « Ça se tire derrière les oreilles et j’ai mis des cure-pipe pour plier sur le nez. Pierre pris un masque et l’observa avec soupçons :
– « Tu aurais du prendre un tissu noir, on aurait joué à Zorro et même que tu m’aurais cousu une cape ! »
Coco se balança en se déhanchant et tira un coin de bouche vers le bas :
– « Oué ! Une cap noire et un grand chapeau ! Et des bottes de cowboys en plus? Tu ne dois pas monter à cheval j’espère ! »
– «C’est seulement pour attaquer les banques ! »
– « Je ne t’ai pas fait d’éperons aux chaussures, ça gênerait pour pédaler !»
Jeannette était déjà en position, le vélo entre les jambes et la pointe de la selle sur le coccyx.
– « Bon, on y va ! » fit Pierre en posant le derrière sur le large siège de vélo pour femme. La route était en légère pente montante. Ils roulaient à deux de front, le bord de la tunique montait et descendait sur les cuisses en frémissant avec la brise. Il fallait entrer dans la cour de la ferme en ignorant les aboiements du chien, leur avait dit Coco, frapper à la porte avec les trois marches à côté de la fenêtre où il y avait des rideaux et, si personne n’ouvrait, alors aller aux vaches voir si elles étaient à la traite et si là aussi il n’y avait personne, alors voir à la beurrerie, le bâtiment plus neuf à côté de l’étable, la dame et la fille y étaient souvent pour les fromages et les tartes. Elles y étaient en effet. Pierre avait préféré rester un peu en arrière avec son masque en tissu et vit de loin le garçon assez fort remuant la paille avec un homme plus petit et plus vieux sans doute, mais aussi plus trapu.
Jeannette faisait de grands gestes devant la porte ouverte de la laiterie et baissa finalement le masque pour se faire comprendre. Elle fit signe de venir et Pierre coucha son vélo à côté de celui de Jeannette sur la terre du chemin. L’échelle était allongée sur la tranche, un montant appuyé contre le mur de la grange, elle était en bois et double, ce qui devait permettre d’atteindre un premier étage sans problème. Ils la saisirent chacun à un bout mais Jeannette la reposa aussitôt :
– « Putain, tu pèses ! »
– « C’est a moi que tu parles ? » demanda Pierre. Jeannette tira la commissure des lèvres sur la gauche et pencha la tête en tapotant le sol du pied sur le même côté, ce qui voulait dire : « Ah la bonne blague ! » mais elle ajouta à voix haute :
– « Non à l’échelle ! »
– « On va la poser sur les guidons des vélos et revenir à pieds en marchant à côté, qu’est-ce que tu en penses ? »
Ils ramenèrent les vélos et passèrent le guidon du premier vélo entre deux barreaux et, soulevant l’autre bout de l’échelle, enfilèrent le deuxième guidon. Ils entreprirent de pousser les vélos vers le chemin, Pierre à l’arrière maintenait l’équilibre, une main tirant sur l’échelle et poussant de l’autre sur le guidon, Jeannette à l’avant poussait aussi tant qu’elle pouvait des bras et des cuisses, le derrière en arrière comme une mule. L’équipage vacillait à la manière d’un pendule déséquilibré, la position du corps, rendue difficile à cause de l’échelle et des pédales heurtant les tibias, était très inconfortable; ils marchaient comme des crabes. Le fermier au loin planta la fourche dans une botte de paille juste au moment où le vélo de Jeannette commençait à basculer, elle chercha à le retenir, courbée, les bras en avant et les fesses plus hautes que les cheveux. Elle lâcha prise. Pierre maintint un court moment le mobile en équilibre, la roue avant du premier vélo laissé libre changeait constamment de direction se plaçant sur une orbite hiératique qui aurait pu inspirer Ptolémée, tandis qu’il s’efforçait de contrôler la trajectoire à un bout de l’échelle comme une fourmi transportant une brindille, encore que les familles Bouglione et Fratellini se seraient bouffé le nez pour avoir le numéro qui aurait fait également bonne figure dans un film de Laurel et Hardy. Le fermier vit les deux filles à la manœuvre, Jeannette marchant à quatre pattes dans l’herbe et la terre pour éviter les passages répétés de l’échelle passant par dessus sa tête comme la bôme d’un voilier, Pierre à la barre louvoyait du mieux qu’il pouvait, virant de bord lof pour lof et puis l’assemblage dessala et s’écroula dans un claquement de garde-boue et des tintements de sonnettes. Il fit un signe au garçon de ferme qui laissa aussi la fourche et s’éloigna vers le hangar tandis que lui s’approchait. Les deux vélos et l’échelle par dessus gisaient sur le côté comme une vieille grue de chantier au rebus, Jeannette s’était relevée :
– « Alors Delphine et Marinette ! On fait encore des bêtises ? »
Pierre avait remis son masque et restait un peu en arrière ballottant d’un pied sur l’autre les mains dans le dos pour faire comme Jeannette qui elle, connaissait le livre et le dessin animé, il tira une main et se mit un doigt dans une narine de nez pour faire bonne figure. Un moteur essoufflé se fit entendre et le garçon s’approcha perché sur le siège du tracteur qui toussait aux corneilles, il tirait une petite remorque.
– « Vous compter aller jusqu’où comme ça ? »
– « Ben, au bois Madeleine ! »
– « Ah chez Irène ! »
– « Elle ne s’appelle pas Irène, c’est Coco la couturière. »
– « Oui, la fille de Irène. Nous on dit toujours chez Irène. Vous voulez en faire quoi de notre échelle ? Pas du feu j’espère ! Monter sur la lune cueillir des champignons?» – « Non c’est pour passer la poutre par l’œil de bœuf ! »
– « Hé ! Faudra qu’j’en parle à m’sieur l’curé ! Une paille aurait été plus facile, non ? Qu’est-ce que vous voulez faire avec une poutre à l’étage ? Réparer la charpente ? »
– « Mais non ! » s’écrièrent ensemble Delphine et Marinette « C’est pour le défilé de mode ! »
Le fermier enleva son béret pour se gratter la tête et exprimer son incompréhension, puis il chargea l’échelle avec son fils sur la remorque. Les deux têtes folles suivirent le tracteur en pédalant joyeusement ; le garçon qui tenait l’échelle sur la remorque regardait en arrière les jambes des filles monter et descendre comme des aiguilles de machines à coudre. L’équipage pétaradant fit sensation en arrivant et les trois autres filles sortirent pour voir. Le fermier et le garçon placèrent l’échelle suivant les instructions de Coco qui les remerciait en cadence pour ne pas perdre le rythme du piquage des ourlets, réflexe de l’athlète qui trottine en attendant sa course. Il avait fallu faire coulisser l’échelle pour atteindre la bonne hauteur jusqu’à l’œil.
– « Merci monsieur Dutertre, c’est tellement gentil ! »
Il fallait crier à cause des toussotements du moteur du véhicule qui continuait de tourner sur le sentier devant le portique.
– « Pour la fille d’Irène, on le fait avec plaisir mam’zelle et puis on n’a pas oublié vot’cadeau de noces d’or : la bergère était fière à l’église avec son grand-châle ! Et la veste m’aurait sûrement coûté deux cents cinquante sous, des Zéros j’veux dire. Des Cathis comme vous, y’en a pas deux ! » Il repasserait dans quelques jours pour l’échelle, elles n’avaient qu’à la coucher le long du mur ou même la faire tomber simplement si c’était trop lourd et la laisser là. La machine repartit laissant dans l’air une odeur de gasoil, pouffant et soufflant, l’air du large chassait la fumée dans les champs où elle se déchirait lentement, en s’allongeant comme de la laine peignée entre les doigts, le garçon sur la remorque regardait encore les filles quand elle fut dissipée. Le fermier le secoua en arrivant à la ferme. « Hé là, gamin, il y a à faire encore ! »

Au bois Madeleine on s’activait. Il avait fallu d’abord dégager la poutre, qui gisait au pied du mur de clôture du potager côté sud et la porter jusqu’à l’échelle. Une fois là il fallait encore la dresser sur une extrémité et la poser droite sur l’échelle. Les filles et Pierre procédèrent alternativement, c’est à dire que Jeannette avait tout d’abord soulevé une extrémité à hauteur de cuisses les mains croisées par dessous. Pierre, à genoux et courbé comme à la mosquée, tournant le bas du dos vers Jeannette s’était levé en poussant la poutre avec la tête, les épaules et puis à bout de bras, Coco s’avança devant Pierre et fit de même, Claire était restée à l’écart et observait la scène, c’est donc Fatima qui donna le dernier coup de reins et la poutre s’appuya sur un barreau du milieu de l’échelle, à partir de là on put la redresser un barreau à la fois. Il fallait ensuite la faire passer par l’œil vers le dortoir dont on avait laissé la porte ouverte. Après avoir vidé la casserole de pois chiches aux poivrons et courgettes et rincé la vaisselle, on décida sans tarder le déclenchement de l’opération car une troupe de pachydermes venue des terres stationnait au dessus de leur tête, attendant sans doute la marée montante ; leurs vessies étaient pleines et menaçaient d’éclater. Ils avait placé leurs gros culs entre le soleil et le potager et on se serait cru dans un parking souterrain, la lumière ne passait que par quelques soupiraux obturés par des toiles d’araignées :
– « Ça va bientôt dracher ! » avait dit Coco les yeux vers le ciel.
– « Oui, il va tomber des ours ! » avait commenté Claire.
– « Des éléphants plutôt ! » avait corrigé Pierre.
Ils levèrent tous la trompe vers le ciel, ce qui est un signe de bonne fortune. On décida de laisser Coco à sa couture ; Jeannette serait à l’étage pour tirer la poutre dès que Pierre sur l’échelle l’introduirait dans l’ouverture. Claire et Fatima qui avait enfilé un survêtement pour l’exercice étaient chargées de faire glisser des quatre mains la poutre vers le haut. Pierre toujours en tenue légère agrippa les montants de l’échelle en enfourchant la poutre posée sur les barreaux et progressa à petits pas vers l’œil qui le regardait fixement. Jeannette avait monté un pied de caméra qu’elle pouvait actionner à distance : « Ça pourrait faire une bonne vidéo ! ». Elle installa aussi une sorte de parapluie pour casser les reflets indésirables et tourna les yeux vers la lucarne pour juger de l’orientation .
Pierre s’engageait à ce moment sur l’échelle, à mi-hauteur il se retourna et vit Jeannette qui le regardait par en dessous sans pudeur, il tira sur la tunique par derrière et redescendit. Il passa devant Jeannette, la regarda dans les yeux et se rendit auprès de la couturière dans son atelier. Coco était à table, tirant les tissus sur la machine à coudre qui poussait des cris d’oies enrhumées, deux paniers à ses côtés éruptaient des étoffes de couleurs écarlates, safran, émeraudes. Il se planta devant elle et réclama son pantalon. Coco fouilla dans un panier et en sortit le vêtement décousu complètement le long d’une jambe.
– « J’ai pas fini ! Tu peux pas attendre ? »
– « J’en ai besoin maintenant pour monter à l’échelle ! »
– « Hein ? Pour monter à l’échelle ou à cheval ? »
– « À cheval c’est la bête qui montre ses fesses, pas l’homme ! »
– « Ah ! C’est pour ça ! On s’en fout nous de ça ? Et au judo alors, tu fais comment ? Et puis je vous ai vu faire sur le tapis, les mains aux fesses et entre les cuisses, ça y va!
– « On n’est pas au judo ici et au judo on a un pantalon. Jeannette elle regarde sous ma jupe quand je monte ! »
Coco rougit un peu et mis la main devant la bouche.
– « Jeannette elle regarde sous les jupes des garçons ? »
– « Pas des garçons, du garçon ! Il n’y en a qu’un ici. »
– « J’vais voir ce que j’peux faire. »
Coco passa un fil à la va-vite : – « Ça ne tiendra que le temps de monter à l’échelle, tu me le redonnes après ! 
Pierre enfila le pantalon sous la tunique, sortit et repassa devant Jeannette, il donna un petit coup sec du menton en la regardant dans les yeux, elle tira un coin des lèvres vers le bas et puis monta à l’étage tandis que Pierre saisissait l’échelle, Fatima et Claire embrassèrent la poutre encore fichée dans l’herbe. La tête blonde de Jeannette apparut dans la lucarne, puis tout le tronc, elle tendait les bras vers le bas et les cheveux semblaient dégouliner comme de la filasse de plombier, Pierre cria: « Rapunzel! »
Il se maintenait à mi-hauteur et lança l’ordre: « Go! » Les huit mains s’actionnèrent synchrones et la poutre monta d’un cran. Il fallait poursuivre aussitôt pour profiter de l’avantage et la poutre pénétra de biais par la fenêtre à l’intérieur, ce qui permis à Jeannette de s’y suspendre des deux mains, un autre coup de rein partant du bas et accompagné par une traction de Pierre fit basculer la poutre entre ses jambes et Pierre se retrouva dans une position inconfortable, il saisit des deux mains le barreau supérieur et opéra un mouvement de ciseaux avec les jambes, la pièce de pantalon mal cousue flottait et l’on voyait quand même le slip entre les points de couture. Claire et Fatima en bas s’efforçaient poliment de ne rien voir. Pierre était maintenant sous la poutre qui se balançait comme un fléau de balance grâce au contrepoids fourni de l’intérieur par Jeannette, mais Claire et Fatima ne pouvaient plus saisir la poutre trop haute et participer à la traction, Pierre dut exercer la poussée seul, les chevilles bien calées entre deux barreaux, il cria pour Jeannette :
-« Go ! » et la poutre progressa encore dépassant même son point d’équilibre sur le couteau inférieur de la fenêtre en oscillant comme un fléau de balance et c’est alors que l’échelle enfonça d’un coup les deux pieds dans le terrier de lapin dissimulé par un tapis de mousse. L’échelle glissa d’au moins cinquante centimètres et Pierre eu le réflexe de se rattraper à la poutre, Jeannette à l’intérieur en perdit le contact avec le sol et resta suspendue dans la montée d’escalier, elle cherchait à bloquer le mouvement d’ascension en coinçant les pointes de pieds sous la rampe. Fatima et Claire crièrent. La poutre s’élevait et s’abaissait tantôt à l’intérieur, tantôt à l’extérieur sur l’axe de la pièce d’appui de la fenêtre avec de légers mouvements de rotation sur elle même comme une aiguille de boussole. Pierre suspendu, tordait le bassin en agitant les jambes pour saisir l’échelle des pieds, en vain, Jeannette suspendue, montait et descendait sans pouvoir toucher les marches de ses orteils aux ongles vernis de rose .
Coco, avertie par les cris, laissa tomber l’ouvrage en cours, elle courut au jardin et vit une ombre gigantesque s’animer sur le sol comme une figure épique de théâtre japonais, elle leva la tête et poussa un cri, sursautant en arrière, les coudes devant le visage comme pour se protéger d’une attaque de vampire: les jambes de Pierre tournoyaient comme des ailettes de tilleul. Elle se précipita à l’étage et vit Jeannette à la peine, couchée sur la poutre, montant et descendant comme à la foire. Elle se mit en position de descente de ski et lança les bras vers le haut, ses pieds quittèrent le sol et elle attrapa la poutre qui redescendit vers le palier de l’escalier et se stabilisa dans une égalité presque parfaite mais en enlevant toutes chances à Pierre d’atteindre l’échelle; il essaya d’avancer sur la poutre en avançant une main mais le déplacement menaçait de rompre l’équilibre. Claire et Fatima se ruèrent à l’étage, le vieil escalier de bois qui n’avait pas connu telle activité depuis la guerre quatorze-dix-huit riait de toutes ses marches, les quatre filles, l’une debout, jambes écartées, s’appuyant des deux mains sur le bout de la poutre, une autre assise devant la précédente sur la poutre, la suivante également à cheval mais plus haute et la troisième toujours plus haut se balançant sur le ventre, rompirent l’équilibre à leur avantage. Pierre monta au ciel le visage soudain éclairé d’une lumière blanche, on entendit à cet instant comme un grondement de vieux lits à roulettes sur le plancher d’un grenier et les nuages accumulés versèrent d’un coup leur trop plein, les hippopotames lâchaient leurs vessies. Pierre en fut proprement rincé, les cheveux défrisés par le poids de l’eau lui dégringolaient devant les yeux comme des algues de rocher, ses vêtements collaient comme une peau de grenouille. Il progressa néanmoins, une main après l’autre jusqu’à l’œil de bœuf dans lequel il se glissa tête en avant et fut aussitôt tiré par les épaules tout d’abord et les autres parties du corps ensuite, un déchirement eu lieu et il s’affala cul par dessus tête sur le tapis, dégoulinant comme une serpillière tirée d’un seau, il se releva en lissant la chemise trop grande remontée devant, collante sur le ventre et les cuisses entre lesquelles ses accessoires se moulaient comme de la pâte à modeler, le pantalon se balançait dehors comme un singe paresseux sur une branche.
– « Hébeh ! On l’a échappé belle ! » fit Jeannette. D’en bas le spectacle devait être intéressant! » Son visage s’illumina d’un coup, hésita une minute et descendit en courant :
la caméra était bien en place sur son pied, la pupille sèche sous le parapluie, pointée sur l’œil blessé, le dernier bout de la pièce de bois venait d’être englouti. La descente de gouttière crachait encore l’eau de l’averse créant une sorte de petit torrent au pied de l’échelle déjà en équilibre précaire, celle ci glissa encore un peu et puis s’affala lentement pour se coucher et s’endormir sur son côté dans la boue en regardant le mur.

*

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Chapitre 10: Le hub

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Chapitre X.

Le HUB

– « Il faut suivre les panneaux HUB pour nous trouver ! Tu verras ce sont des bâtiments de couleurs rose sale tout au bout dans le coin des éoliennes ! » 
Marc connaissait la ville, mais il n’allait jamais trop loin dans ce coin quand il était môme. Bien sûr le quartier lui était connu, mais seulement jusque la Norgefish qui transformait le poisson importé de fermes scandinaves. Les bâtiments étaient désormais vides, des palettes et des caisses en styropore traînant ici et là dans les hangars délabrés témoignaient de l’activité interrompue. Des treuils gisaient sur le sol comme des poulpes démembrés et rouillaient au vent du large qui déplaçait à marée montante des masses d’odeurs fétides vers le port et la ville, de grands bacs jaunes en plastique translucides renversés sur le sol vomissaient des têtes sans yeux et d’autres restes de chaire pourrie laissées là en souvenir d’elle par la multinationale, la hyène gavée et pressée n’avait pas léché les carcasses, mouettes et grisards n’y mirent pas plus le bec.
Marc roulait au pas entre les squelettes de hangars en évitant les débris divers sur le sol. Il avait pensé traverser la zone pour prendre au plus court au lieu de faire le tour en suivant les panneaux et il s’en repentait. Mais le mieux était de continuer jusqu’au bout maintenant en gardant le cap sur les éoliennes qui faisaient de grands signes au dessus des arches de ferrailles comme des appels à l’aide, des Mayday en sémaphore. Arrivé au bout de « l’avenue des sargasses » il déboucha sur une sorte de rocade longeant une double haie de grillage haute de cinq mètres au moins avec des poteaux rutilants neufs, ils étaient pliés en angle obtus sur le dernier mètre en haut, ce qui en rendait l’escalade impossible. La rocade faisait le tour de la zone et il se retrouva au point d’entrée : la configuration des lieux n’était plus celle qu’il avait connue, gosse, quand il jouait là au capitaine Flint avec quelques autres pirates: à l’époque il y avait du sable de dune et des grandes herbes qui piquent les jambes, on y trouvait des squelettes de bateaux et des pins maritimes rabougris. Il se résolu à suivre le GPS et les panneaux indiquant HUB apparurent en effet. Les bâtiments des affaires maritimes semblaient avoir été construits sur un immense parking, une barrière type chemin de fer en contrôlait l’accès mais elle était levée et personne n’était dans la cabine au moment où il la franchit. Peu de véhicules stationnaient et il se gara pour ainsi dire devant la porte d’entrée. Il fallait sonner, ce qu’il fit et, n’entendant rien pressa le bouton une deuxième fois en insistant. Un gendarme arriva et ouvrit d’un air excédé :
– « Ça va, ça va ! Il y a un raz de marée ? Les Anglais ont débarqué ? Ou c’est un besoin pressant ? Les toilettes sont au bout du couloir ! »
Marc était en tenue et sa qualité de sous-off était reconnaissable. Il se présenta et demanda à voir le capitaine Rougier.
– « Ah ! Bienvenu ! Vous êtes le nouveau collègue qui vient de la Mobile. Rougier est en arrêt mais le second est là. C’est l’avant dernière porte avant les WC. C’est utile pour une fin de carrière, à cause de la prostate. J’dis pas ça pour vous hein ! Vous n’y êtes pas encore, chez nous vous aurait l’opportunité d’apprendre l’Anglais, le Croate, l’Arabe, le Kurde et même le Verlan. On s’y fait vous allez voir, vous savez nager ?»
Marc atteignit le bout du couloir, la porte était entrouverte, on entendait un bruit de clavier et une sorte de crachement continu interrompu de voix d’hommes plutôt nasillardes. Il poussa le battant et se présenta dans le chambranle.
L’homme grisonnant assit à la table tourna la tête vers la gauche, vit Marc en uniforme et lui fit signe d’un mouvement de bras de s’asseoir sur la chaise en face et baissa le son de la liaison avec la vedette garde-côte. Il donna encore quelques tapes sur son clavier en fixant l’écran avec des yeux plissés puis se leva pour saluer Marc qui se redressa d’un coup en renversant la chaise pour saluer. Ils regardèrent la chaise renversée et se saluèrent.
– « Elle est un peu bancale, c’est de naissance. Vous nous avez trouvé facilement ? » Marc fit signe que oui en redressant la chaise par le dossier.
– « Oui hein ! C’est comme je l’avais dit, il suffit de suivre le panneau HUB. »
L’homme parlait avec l’accent du pays, il devait avoir passé les soixante ans mais le visage buriné par le large lui donnait un aspect dynamique, les dents blanches étaient des vrais dents , il en manquait une, la première prémolaire à gauche, et on devinait sous la tunique un torse resté mince et plutôt musclé.
– « Tu permets que je t’appelle Marc ? Hein ? Toujours aussi bon au grimper de corde ? »
L’homme avait un sourire amical. Marc fronça les sourcils et resta un instant bouche bée, il eu l’image de la salle de sport au lycée, les grosses cordes sur les crochets au plafond et le visage avec la dent manquante qu’il avait devant lui sembla sortir de la brume comme un chalutier au mois de novembre.
– « Monsieur Delestrain ! Ah ben ça ! Si je m’attendais ! Vous n’êtes plus prof de gym ? »
– « Ça fait longtemps. Je n’étais pas prof, j’étais moniteur quand je t’ai eu en sixième et jusqu’au BEPC je crois bien, j’ai passé le concours de la gendarmerie un an après. Alors, je vois que tu as choisi la même maison mais pour moi c’est la dernière année ! » Il eut un large sourire découvrant de nouveau sa collection dentaire presque complète.
– « Et donc tu as demandé ta mutation ? Ils t’ont laissé partir comme ça à la Mobile ? »
– « Euh ! Ils m’ont demandé de demander ma mutation. »
– « Je le sais mais je ne suis pas sensé le savoir. Ton permis bateau a aidé, tu aurais pu tomber plus mal, j’dis ça, j’dis rien, en plus tu n’es pas loin de chez toi, famille nombreuse, hein ! » Il aimait bien dire « Hein ! » monsieur Delestrain, c’était une façon pour lui de trouver l’approbation de l’interlocuteur, au bout d’une dizaine de « Hein ! » la tête de l’auditeur remue comme une tête d’âne sur la plage arrière d’une voiture. Comme prof de sport il avait un autre tic, c’était : « J’dis ça, j’dis rien ! » dans le genre : « Tu vois, le fosbury c’est bien, hein ? Mais si tu maîtrises mieux le ventral, alors fais du ventral ! Tu comprends ? J’dis ça, j’dis rien. » Ça voulait dire : « Fais comme tu veux mais suis mon conseil ». Ça marchait, d’ailleurs au bout d’un an de Delestrain, on savait faire des choses à la barre fixe, au mouton et on enrichissait son lexique d’expressions : « Elle est bien foutue la prof de Français, hein ? », « T’es un peu trop jeunot pour elle, tu crois pas ? J’dis ça, j’dis rien ! ». Delestrain répéta :
– « Famille nombreuse ! Cinq, c’est bien ça ? » Lui il était trois fois grand-père et une petite fille était en route si l’échographie était juste :
– « ils se trompent parfois tu sais, il y a des garçons qui se planquent, ils sont déjà pudiques avant de naître. Quand la première nous a dit qu’elle était enceinte on avait regardé drôle avec ma femme, elle était jeune encore mais finalement … C’est bien une fille ta première ? Mais avec les garçons ça va pas tout seul non plus, notre aîné il a quitté la baraque à dix huit ans, on s’était engueulé et maintenant il est deux fois papa, des beaux petits gosses, ils passent à la maison presque tous les dimanches, tu en as deux qui sont majeurs, hein ? »
Marc eut le sentiment que Delestrain avait parlé de son fils exprès, comme pour le mettre à l’aise et l’inviter à parler; ah! Il n’avait pas changé monsieur Delestrain, il lisait dans les gens semblait il, mais pour leur bien, pour les aider. – « Moi je suis grand-père une fois seulement par la grande, un garçon, il n’a pas de père et mon grand passe son bac cette année. Il a claqué la porte il y a dix jours. »
Delestrain avait levé la tête, attentif, l’éducateur avait repris le dessus, écouter d’abord, pas de conseils, écouter. Marc parlait, il en avait dit plus qu’il n’aurait voulu, il vida son sac comme on dit, mais le regard de Delestrain l’enseignait, il ne pouvait pas s’empêcher de le voir comme jadis, il avait de nouveau dix ans. Pour ce qui était de son affectation il lui proposait les patrouilles avec la vedette, il n’avait qu’un pilote en ce moment et Marc avait le permis et puis il se débrouillait bien en Anglais ! «  Hein ! »
– « Avant, l’activité sur la côte c’était surtout le contrôle de la pêche mais depuis pas mal de temps maintenant on passe du temps avec les clandestins qui veulent gagner l’Angleterre, il y en a qui essayent en bateau pneumatique et même à la nage, tu te rends compte, mais faut pas non plus exagérer, il y en a chez nous et de l’autre côté aussi certains qui voient des migrants partout. Il y a quelques mois les britiches nous contactent, ils en ont repéré un qui tente le coup en combinaison néoprène, il est encore chez nous, qu’ils nous disent mais il s’approche de leurs eaux. On prend le zodiac et les gars y vont à trois. Au bout d’une demi-heure ils l’aperçoivent, mais c’est un rusé qu’ils me disent à la radio et un sacré nageur, il se met régulièrement en apnée et disparaît un moment pour réapparaître plus loin et le gars il passe dans les eaux anglaises, on appelle Folkestone et les autres le prennent en chasse, il le suivent au sonar et à quelques kilomètres des hautes cleaves ils le coincent avec deux vedettes et l’attrapent au filet. On était resté en contact avec eux, on les entend crier : Holluschick ! Holluschick ! Soyez polis ! qu’on leur répond, mais eux ils continuent : seal ! Seal ! Tu comprends ? Tu sais c’qui z’avott-teu pécaille ? »
Dans l’ambiance du récit Delestrain avait lâché la bride à la linguistique locale, 
-«  un phoque ! Un kien deul mer ! Il nous l’ont renvoyé comme un migrant. La pov’ bête, elle brayo comm el p’tit quinquin ! Des phoques on en a des colonies entières maintenant, y sont toudis dans les grands rochers au cap, c’est là qu’on lui a redonné sa liberté et il ne nous a pas dit merci en partant. Chez nous on accueille les phoques mais pas les humains, c’est mieux que rien.» Il avait pris un air un peu triste sur la fin :
– « Tu verras, ce sont beaucoup des jeunes, comme ton gamin qui a claqué la porte. Les migrants je veux dire. Fais attention à ton gamin ! Hein ! Ça a de la valeur les gamins !»

*

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Chapitre 9: Exploration nocturne dans la caverne

illustration:yukiryuuzetsu

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Chapitre IX.

Exploration nocturne dans la caverne.

Les filles étaient arrivées la veille, assez tard. Claire avait laissé la petite voiture sur le terre-plein en face du portail. Elles s’étaient amusées de voir Pierre en tunique, il avait l’air d’un adolescent de la Rome antique avec la ceinture de corde à la taille et ses cheveux de mouton noir. Jeannette fit rire les autres en y passant la main « pour sentir si c’est doux ! ».
Elle voulait prendre Pierre en photo comme ça dans la campagne mais Pierre fit une drôle de tête et Coco mit les spaghettis et le reste sur la table : il y avait une salade verte et de la sauce rouge et puis la photographe s’était ravisée :
– « Il fait trop sombre de toutes façons, je n’aime pas le flash, ça écrase ! » 
Elles restèrent un moment à table sauf Fatima qui avait pris ses math avec elle, le programme ne lui laisserait pas de temps avant jeudi et elle voulait travailler un peu déjà. Vers onze heures les autres avaient fait un raffut d’enfer en tirant les sacs dans l’escalier jusqu’à la grande chambre. De sa chambre à lui Pierre les avait entendues parler et rire jusque tard dans la nuit et ça l’avait bercé, comme un gosse. Il se sentait rassuré, il avait pu parler avec Hélène qui lui avait dit de ne pas s’en faire, elle avait discuté avec Marc, il avait eu des problèmes dans son service mais un bien en était sorti : il n’irait plus aux manifs et elle, elle en était contente de ça parce que ça lui rongeait le sang. Marie était là et comme elle voulait le voir, Hélène avait activé la caméra, la petite sœur avait rit et plié les doigts devant l’écran. Pierre s’endormit avec cette image. Il se réveilla dans la nuit, il se retourna une fois, puis deux, ça grattait, sur les cheveux, dans le cou, au cul. Il s’assit dans le lit et repoussa les draps beige clair de campagne : ses pieds dépassaient de la chemise de nuit, il replia les jambes, seuls les orteils dépassaient; ils les remua comme des marionnettes. Un petit air traversa furtivement la pièce et lui chuchota quelque chose à l’oreille, mais Pierre ne comprit pas, il ne connaissait pas cette langue mais il en reconnaissait la mélodie : la mélodie des greniers et des mansardes, la nuit, quand les bêtes qui se cachent le jour, sortent. Un trottinement discret sur les tuiles, il leva les yeux sur la tabatière entrouverte : le ciel était clair et saupoudré comme par une pluie de farine sur la planche quand le paquet est tombé d’un coup mais mollement en faisant pouff. Ça pressait sur le bas du ventre, il avait envie de pisser, tout bonnement. Il pivota sur les fesses en écartant les jambes pour sortir du lit, posa les pieds sur le plancher puis se leva. Il marchait doucement, sans bruit, entrouvrit la porte ; quelques grincements de bois dans un silence d’apnée. Il descendit les marches, il se sentait plus Wendy que Peter Pan à cet instant, ouèp ! Pour un peu il serait descendu en volant. Il atteignit le salon et traversa à pieds nus la cuisine. Les volets portes n’étaient pas fermés et les casseroles étincelantes suspendues le regardèrent passer, elles se moquèrent en étouffant des petits rires et se renvoyèrent cul à cul l’image de l’angelot qui semblait se déplacer sans pieds comme la Belle dans le couloir voilé de la Bête. Le jardin était mouillé de lumière astrale, il sortit et soudain il la vit, elle se balançait sans bouger au dessus du vieux chêne farceur dans toute sa splendeur ronde et sans pudeur, elle siégeait débonnaire sur sa lunette céleste, elle frémit à peine, aperçut Pierrot et lui fit un clin d’œil complice, un hibou traversa la nuit. Il pénétra dans la salle d’eau, souleva sa robe et urina assis, pas tant que pour éviter de mouiller le tissu mais surtout aussi parce que la position debout avec la chemise relevée par au dessus lui semblait ridicule, même si personne ne pouvait le voir. Il est vrai que, dans les deux positions, une certaine décontraction du zizi est requise. Pierre traversa le jardin en sens inverse, un peu sur la pointe des pieds car les petits cailloux de l’allée lui avait écorché les talons. La porte de la cuisine fit son léger bruit de tremblement de vitres qu’il avait remarqué le premier jour, il frotta sans le voir la chemise sur la porte noircie de la cuisinière et, s’apprêtant à passer au salon, vit les clés sur la petite planche murale. Il s’arrêta et les observa.
Il y en avait quatre. Celle de l’entrée sans doute, une pour le jardin, ça faisait deux, il y en avait encore deux. Celle de la douche sûrement, et une, peut être de la petite porte en haut, juste avant le palier, celle fermée à clé. Il les observa : les deux plus grosses avec des râteaux élaborés étaient sûrement celles des deux entrées, devant et derrière, donc une des deux autres était pour la douche, celle un peu rouillée. La quatrième était comme neuve, propre et brillante, celle de la chambre interdite, la caverne aux milles secrets. Pierre prit la clé et monta. Il fit la pose au palier pour s’écouter respirer et inséra la clé, la tourna, le penne se rétracta, il poussa la porte qui glissa sans bruit sur le plancher usé juste ce qu’il faut sur un arc de cercle un peu plus clair et brillant, comme ciré par les ouvertures répétées. La petite pièce était largement éclairée cette nuit là par la lune qui collait son nez à la vitre de la chatière du toit assez large pour en laisser passer trois d’un coup, des chats.
Ça sentait le bois et la poussière propre.
Pierre tira la porte derrière lui et fit le tour de la mansarde avec les yeux:
un coffre avec un couvercle bombé trônait sous la chatière voilée par les toiles d’araignées, il avait été tiré sur un chemin de côte par Billy Bones en personne après son naufrage, une étagère sur pieds qui montait jusqu’aux poutres, elle ne portait que des livres de formats divers, mais pas d’albums, une penderie, c’était une simple barre avec des cintres, une veste à boutons dorés sur le devant et un symbole cousu dessus : des petites ailes, il y pendait quelques autres habits, des robes ; il y avait une petite table, non ce n’était pas une table, le plan de travail était en pente douce, il y avait un trou pour un encrier, le pupitre simple était disposé à peu près sous la lucarne et siégeait devant une petite chaise de cuisine avec des pieds ronds. Une montgolfière miniature se balançait légèrement, elle hébergeait une ampoule électrique de jadis, en forme de poire. Il se baissa et ouvrit le coffre: il y avait des cahiers d’école, ça y ressemblait en tous cas, des carnets, une Pipi Langstrump en chiffons avec de grandes tresses rousses, à l’intérieur du couvercle étaient collées des photos apparemment découpées, on y voyait Gérard Philippe revêtu d’une cotte de mailles, des murailles en arrière plan, il y avait Nicolas et Pimprenelle, Nounours aussi, des loups en meute courant dans la neige. Il se releva, regarda vers les étagères avec les livres cachés dans le coin obscure, le clair de lune n’y parvenait pas. Il se tourna vers le pupitre et ouvrit le plan de travail, il y vit une pile de cahiers A4, usés comme ceux que l’on oublie, enfant, au fond du cartable.
Un brusque courant d’air secoua les pages et dressa en pointe ses cheveux sur la tête comme dans les dessins animés, une sorte de claquement, effrayé il tourna la tête vers la charpente. L’effroi le saisit aux dents, de brusques bourrasques traversèrent la pièce, les feuillets s’agitaient comme des feuilles de peuplier, des ombres obscures balayaient les parois et le sol, il leva les yeux et aperçut les deux yeux perçants qui l’observaient, les ailes s’étaient repliées et l’air s’immobilisa, c’est alors qu’un grincement perça le silence qui avait suivi, un bruit de ferrailleur qui donne un coup de tronçonneuse et apparurent, en chien de faïence avec le hibou, sur l’autre contre-fiche de la ferme de charpente deux autres yeux bien jaunes, mais pas de la même espèce. Les yeux à Pierre s’étaient faits à l’obscurité et il distingua au sommet de l’arbalétrier l’ouverture, des briques manquaient à cet endroit, le chat miaula une seconde fois comme pour se faire la voix et exhiba au hibou sa silhouette chinoise, la queue se relevait au dessus des reins. Pierre reprit son souffle et fouilla, scrutant dans l’obscurité les mouvements des deux hôtes. Pierre sortit la pile de cahier, referma le pupitre, quitta l’antre à pas feutrés, mais il entendit du bruit dans la grande chambre, quelqu’un se levait. Il sortit de la pièce furtivement, ferma la porte et entra dans sa chambre, il colla l’oreille à la porte; on descendait l’escalier. Il attendit encore un peu, posa les cahiers sur le lit et ressortit avec la clé pour verrouiller la pièce secrète ; la clé tourna discrètement dans la serrure docile. De nouveau dans la chambre il glissa les manuscrits dans son sac, tira la corde d’obturation et se coucha.
Il s’envola aussitôt en évitant comme un aveugle les troncs puissants surgissant ici et là. Une voile de bateau fantôme gris clair se gonflait lentement à la fenêtre, il s’assit sur une grosse branche et s’endormit.

*