Chapitre 14 La laine de vie

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Chapitre XIV.

La laine de vie.

Pierre s’assit donc sur le lit dans sa tenue de cendres. Une mélodie trottait dans la tête, la lumière douce du matin, le rideau qui bouge, des oiseaux qui piaillent. Quelques bruits de branches cassées par un quelconque animal, un piétinement sur le toit. Un rayon d’orange sanguine éclairait son visage. Il se leva, fit glisser le linceul à ses pieds et revêtit la chemise de nuit restée immaculée. Il se recoucha pour rêver un peu et se couvrit aussi des draps, puis ferma les yeux pour les ré-ouvrir aussitôt: il tomba dans une piscine de boules, non, il était dans un kaléidoscope. La peinture pastel sur le mur prit vie, les enfants qui y jouaient s‘accroupissaient et se relevaient. Il cru les entendre crier! Les entendait il crier? Il repoussa les draps blanc-crème jusqu’aux talons et sentit l’air qu’il respirait, le ventre et la poitrine soulevaient le tissu qui recouvrait son corps et puis se dégonflaient modifiant les reliefs et les plis de la toile, le mouvement se répétait, ré-haussant un peu les collines et creusant les vallées entre les cuisses et sur les anches. Il sortit les jambes du lit et s’assit, l’ourlet de la chemise de nuit frottait le bas des chevilles, exactement le cartilage du tibia qui fait une petite boule et que les enfants se cognent parfois l’un contre l’autre en courant et même que ça fait mal. Il y avait venant du jardin une odeur d’herbes mélangées. Il se leva, pour de bon cette fois, ouvrit la porte en vrai bois et avança un pied nu sur le plancher du palier ciré par le temps passé; un courant d’air lui passait entre les doigts de pieds. La marche qui crie poussa son cri, une fois, et puis deux. Il descendit l’escalier sans plus de bruit qu’une marmotte en balayant les marches de la chemise de nuit sur les talons. La maison était silencieuse et on entendait le vent glissant sur le toit et secouant les grandes branches qui griffaient la bâtisse. Il traversa l’atelier et passa devant la machine à tricoter qui lui fit un sourire maladroit mais sincère de toutes ses aiguilles à clapets, le tablier de laine recroquevillé qui y pendait frémit du mouvement d’air produit par son passage. Il traversa le salon, entrebâilla la porte de la cuisine et y passa la tête; il y avait des restes de pâte de la veille sur la table, un poivron vert rougissait d’un côté. Il chercha des yeux la cafetière sur l’étagère mais se retourna, il avait cru entendre chuchoter dans l’atelier, il y retourna mais ne vit que la machine et retourna à la cuisine, il en franchit le seuil et chercha de nouveau la cafetière et la vit sur la table avec les deux tasses. Il se sentait comme un gosse d’école maternelle oublié seul dans la cour de récréation. La pièce était muette mais semblait écouter, comme en attente, les volets fermés remuaient doucement, la porte d’entrée sursauta, s’ouvrit et se referma avec un claquement sec et il comprit que Claire et Jeannette étaient déjà parties. C’est alors qu’il entendit de nouveau du bruit à l’atelier, comme un froufrou de tissus, du papier que l’on froisse, une respiration, des pieds légers glissant sur le carrelage; il fit volte face pour voir qui le suivait, il avait senti un léger souffle dans une oreille, une haleine tiède, il crut qu’une main s’était posée sur une épaule mais c’était un oiseau, il ne le voyait pas mais le devinait, il retourna à l’atelier avec l’oiseau accroché à la clavicule et qui lui chatouillait le cou en frottant sa petite tête dans le creux sous la pomme d’Adam. La machine à tricoter éclairée d’en haut par l’œil de bœuf de l’escalier ressemblait au château de la belle au bois dormant, l’oiseau lui, la fixait de son œil de geai. L’oiseau dit à Pierre de s’approcher et Pierre toucha les fils de laine qui pendaient, témoins d’un ouvrage resté en plan, les rangs du tricot s’écartèrent d’eux même en éventail comme des ailes de mésange et s’étira comme s’il se réveillait après cent ans de sommeil. Pierre balaya de la main quelques petites chutes de tissus effilochées et heurta des doigts comme un petit savon gris translucide qu’il saisit mais celui ci glissa et tomba sous la machine; il se baissa pour le ramasser et découvrit un livre dans le genre livre de cuisine par terre sous les tréteaux qui portaient la machine. Il le ramassa et souffla dessus. On voyait sur la couverture, en arrière plan, la même machine et une manche de gilet de laine pas finie, avec des mailles ouvertes sur les bords. Le livre s’ouvrit de lui même sur un carnet à petits carreaux qui se trouvait à l’intérieur, une écriture fine et serrée avait rempli au moins la moitié des pages. Il lut la première ligne mais il ne lisait pas, il entendait :
« toujours faire un modèle. Régler sur deux pour commencer. Tu tires au moins dix rangs et tu mesures combien ça fait en centimètres. Tu prends ton patron et tu calcules le nombre de mailles et de rangs qu’il faut pour chaque partie, donc pour un chandail, le devant, le dos et les manches ».
Pierre feuilleta le carnet en suçant ici et là un mot, une phrase, parfois un petit croquis. L’oiseau avait quitté l’épaule, il le sentait sur sa tête qui remuait les pattes dans ses cheveux et s’y accrochait, il se penchait pour voir le livre avec Pierre. Il tira le tabouret à trois pieds de dessous les tréteaux pour s’y asseoir, rangea les petits ciseaux restés sur la fonture dans la boite où il y avait aussi un crochet à clapet comme les aiguilles mais avec un manche en plastique gris clair, il fit ces gestes sans y penser, machinalement, comme une vieille habitude; Il saisit la poignée du chariot et lui fit faire un aller, comme sur le livre, et ça fit un scratch, comme une déchirure et un retour qui fit ratakatapan comme une luge descendant un escalier en métal. La tige de fer un peu engourdie, en forme de gibet, qui tendait la laine, sursauta comme un enfant pris en faute le doigt dans le pot de confiture et se contorsionna nerveusement avec des secousses colériques en criant: « C’est pas moi! ». Pierre examina le résultat et identifia deux nouvelles lignes de mailles. Il recommença l’opération doucement en se penchant, le nez devant le chariot, pour voir ce qui se passait et puis une troisième fois un peu plus énergiquement, « Ritch ! Ratch ! » , on y prenait goût à ce jeu, le tablier de laine qui était resté accroché attendant vainement le retour d’Irène s’allongeait, Pierre s’arrêtait parfois pour compter les nouveaux rangs, identifiables parce que la laine fraîchement tirée était plus claire, et il les ouvrait un peu avec les doigts pour examiner les mailles, c’était pareil qu’un filet de pêche en plus petit. « Ritch ! Ratch ! » et puis un cri de pie suivi d’un cri de souris lui fit tourner la tête. Il vit des pieds nus descendre les marches en bois, suivis d’un tissu blanc qui flottait sur les mollets, les genoux et les cuisses. Il leva la tête plus haut et vit Coco qui s’était arrêtée sur la dernière marche et le regardait hésitante, une perle était apparue sur une joue. L’oiseau s’envola et Pierre en sentit le vent, il le vit alors chatoyer dans l’air et disparaître mais un rayon de soleil perça la lucarne du palier et projeta son contour lumineux sur le mur comme un dessin au pochoir. Coco restait immobile entre deux parenthèses de temps et le regardait en articulant les lèvres mais aucun son n’en sortait. Elle posa finalement un pied sur le carrelage et dit :
-«  mam’Irène ? »
Elle s’approcha de la machine et se pencha pour toucher le tricot avec ses nouveaux rangs, elle regarda Pierre d’un drôle d’air, s’assit sur ses genoux, lui passa une main dans ses cheveux bouclés et colla une joue humide contre la sienne, il l’entendait respirer et une mélodie légère s’exhala, Pierre sentit de l’air chaud dans le cou et il tourna la tête, sa bouche rencontra la peau tendre comme de la pâte à sel et il y fit un baiser sans y penser, ses lèvres y laissèrent leurs traces grises de la suie de la veille. Pierre avait un fil de laine enroulé dans les doigts, un de ceux qui pendaient de la machine, et le fil se serra sur la phalange de l’annulaire, il entendit une voix qui murmurait:
– « Ma petite fille »,
les paroles s’étaient exhalées d’un peu plus profond que sa gorge, de la poitrine peut être, il les avait senties gourgouler comme des bulles vers sa bouche par le chemin d’air qui produit des sons. Coco le regarda médusée et ses lèvres à lui remuaient sans rien dire. Il y eut comme un coup de brise chaude et le tricot entamé s’agita. Coco se redressa en s’appuyant d’une main sur son épaule, elle frissonnait, elle répéta « Mam’Irène ! », Pierre s’était fait tout petit dans un coin de son corps à lui, il vit Mam’Irène qui lui souriait et disait :
« Merci ! Tu comprends, je n’avais pas pu lui dire au revoir car tout est arrivé si vite, aime la bien ma Cathie. », elle, Irène, ouvrit une fenêtre de pensée et s’envola, Pierre reprit sa place dans son corps, étonné de la voir assise sur ses genoux, il avait un bras autour de sa taille pour la tenir et elle lui caressa encore les cheveux. Elle posa la tête sur sa poitrine et sa tête bougeait de la respiration de Pierre comme une barque à marée basse. La mer recula encore un peu en laissant sur le sable l’image rétrécie de ses vagues et les laissa échouer sur la plage noués l’un à l’autre comme deux cordages perdus d’un voilier à la dérive.

*

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Chapitre 13 L’oiseau de feu

illustration:yukiryuuzetsu

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Chapitre XIII.

L’oiseau de feu.

*

Pierre se passa la langue sur les lèvres et sentit comme un goût de cendre, ses paupières collaient lorsqu’il les ouvrit et il découvrit l’aube encore grise; il écouta le silence encore allongé sur les draps de lin, leva les bras au plafond et tourna les paumes vers son visage: elles étaient comme frottées au fusain. Il s’assit sur la couche en s’appuyant sur les coudes et vit ses orteils, noircis comme des carnavaleux de Dunkerque, qui dépassaient de la tunique rêche de suie entravant son corps: il était comme dans une sorte de cocon de chenille aux parois rigides mais légères ne laissant émerger que la tête et ses extrémités. Il se recoucha et ferma les yeux, une odeur de bois brûlé imprégnait ses narines. Son esprit flotta un instant dans une sorte de fumée et descendit doucement pour se poser comme une feuille sur la branche morte de la soirée écoulée.

Il avait d’abord fallu ramasser du bois, ce qui ne fut pas si simple malgré son abondance à cause de l’averse de l’après-midi et on dut utiliser le petit bois de la cuisinière en fonte pour l’allumage et beaucoup de papier journal déchiré et roulé en boule. On rassembla le combustible du côté de l’œil de bœuf car elles avaient, elles , les filles et Pierre, décidé de n’endommager que cette seule partie de potager passablement piétinée par l’opération de montée de la poutre, de toutes façons Coco n’avait pas même encore monté la serre basse au sud dans laquelle elle plaçait ses pots ensemencés et elle ne repiquerait pas ses salades avant six semaines. On coucha par dessus le papier et le bois d’allumage des branches fines disposées en rayons de vélo pour faire un chapeau de rizière et on construisit encore par au-dessus une tente d’indiens avec de plus grandes branches humides mais qui sécheraient avec les premières flammes. Jeannette et Pierre s’étaient chargés de cette tâche tandis que Fatima et Coco préparaient la pâte et les brochettes. Claire regardait à l’ordinateur les vidéos du défilé. L’obscurité gagnait d’épaisseur et la fraîcheur de l’air caressait les visages, ils s’assirent autour du feu pour l’allumer. Coco avait pensé sortir le banc mais Pierre et Jeannette avaient déjà disposé des pièces de bois destinées à la hache pour l’hiver et encore assez massives pour servir de siège. Pierre, qui n’avait pas le choix, était resté en tunique au contraire des filles qui avaient enfilé des pantalons de survêtement, y compris Fatima; Coco prêta à Pierre un grand châle de laine pour les épaules et il s’empressa d’allumer les brindilles pour se réchauffer les guibolles. Les brochettes étaient disposées sur des plaques à pizzas qu’il fallait poser puis tenir avec les grandes pinces de la cuisinière sur les braises. Le thé à la menthe infusait dans une grande théière marocaine hautaine, pour ne pas dire prétentieuse: Fatima en avait fait un jour cadeau à Coco en même temps que le joli service de petits verres décorés; occupée avec les brochettes elle se tourna vers Pierre assis en tailleur de l’autre côté des flammes:
– «Tu sais Pierre, normalement ce sont les hommes qui préparent et servent le thé! J’ai préparé mais tu peux servir, le plateau est là!»
Fatima désignait un grand plateau rectangulaire de fer gris de la même couleur que la théière avec des bords comme de la dentelle de Calais.
Pierre se leva droit, comme on le fait en Inde, en partant de la position de tailleur, fit le tour du feu et se planta devant Fatima:
-«Je l’ai jamais fait!»
-«Je crois que tu peux apprendre! Il faut d’abord poser tous les verres sur le plateau, les remplir à moitié et les vider tout de suite dans la théière pour les chauffer et en plus, comme ça, tu peux t’entraîner pour le vrai service, regarde!»
Fatima saisit la théière et versa une rasade de thé en partant du bas et montant rapidement la main vers le haut pour allonger le filet marron sans en perdre une goutte et vida immédiatement le verre dans la théière replacée sur le chauffe plat à bougie.
-«À toi!»
Pierre pris la théière et procéda de la même façon avec le second verre sans éclabousser. Fatima le regarda rayonnante:
-«T’es un frére, Pierre! Du premier coup!»
Pierre fit le tour des filles s’agenouillant devant pour les servir, elles souriaient en le voyant manier la théière, ils burent le premier verre et mangèrent les premières boules de pâte cuite au feu avec des pointes de poivrons plantées dedans.
Suivant les instructions de Fatima il fit le deuxième service et Fatima expliqua que certains font le service en dansant sans rien renverser. Ils demandèrent des explications et Fatima se leva avec le plateau chargé de verres vides en indiquant toutefois que c’était juste pour donner une idée car elle ne l’avait pas appris. Jeannette activait un peu le feu avec un bâton et des étincelles montaient dans la nuit déjà tombée, le ciel était dégagé et l’on distinguait clairement les constellations, on avait le sentiment d’être sous une passoire: la lune était au sud, au salon de coiffure pour ainsi dire avec la chevelure de Bérénice dorée de météores lui dégoulinant dans les yeux, en regardant au nord on distinguait facilement l’étoile polaire dans la queue du dragon qui chatouillait le dos de la maman ours et, en renversant la tête en arrière, on apercevait Hercule en lutte contre le même dragon. Les jumeaux regardaient eux encore le coucher de soleil derrière l’horizon en se tenant la main.
L’ombre de Fatima s’anima comme une silhouette de théâtre chinois, son visage s’alluma à la manière des anciens réverbères de ville, on voyait ses yeux se déplacer de droite à gauche comme si ils regardaient chacun et chacune, tous en même temps et personne à la fois. Ses épaules restaient de face alors que les hanches et le ventre semblaient tourner autour de l’axe fixe du nombril.
-«Et si on dansait?» Claire avait des yeux brillants.
-«On boit d’abord le troisième!» Fatima s’était assise et Pierre exécuta le troisième service.
-« Je peux faire de la musique avec mon portable» déclara Jeannette.
-«Oh non! Ça gâcherait tout! On peut claquer des mains et danser à chacun son tour»
-«Oui, c’est moi qui commence!» Claire se leva et entama une révolution autour des flammes sur un temps de valse moyennement lent et les bras en liance pour faire ses trois pas de danse, les autres cherchèrent un rythme hésitant en tapant sur des bâtons ramassés plus tôt pour le feu.
Claire s’assit au bout d’un an et Coco entama sa première saison sur le premier quart, elle avait choisi une sorte de pas de bourrée, arrivée en septembre elle se mit à chantonner en tapant des pieds, l’air était entraînant et Pierre laissa tomber le châle pour danser lui aussi.
Les paroles se répétaient et ils se mirent tous à chanter en reprenant le refrain:
« Le papillon suit la chandelle
et l’amoureux suit la beauté
Le papillon brûle ses ailes
et l’amoureux sa liberté »
Arrivée en fin d’année Coco s’assit mais Pierre continua à tourner dans sa tunique à la fois sur lui même et autour du feu, les filles chantaient et claquaient des mains tandis que, entraîné sur son orbite, Pierre écartait tantôt les bras et tantôt les plaçaient autour de la tête en forme de corbeille, il tournait, tournait comme un derviche sans pouvoir s’arrêter, un cri strident traversa la nuit comme un javelot et s’éleva jusqu’aux cimes du prunier et du chêne, il était continu mais ondulait comme un câble de funambule. Claire, Jeannette et Coco en étaient ébaubies et regardaient Fatima s’égosillant comme une furie antique, sa langue s’agitait dans la caverne de sa bouche comme un drapeau d’interdiction de baignade. Pierre dansait toujours et tournait comme une toupie de plus en plus rapidement, les autres chantaient la chanson de Coco en alternance: « Le papillon brûle ses ailes … » Il en perdit le sens et les trois filles également, elles claquaient des mains et des pieds en chantant. Les you-yous de Fatima les enivraient. Le feu gagna les grandes branches humides qui craquèrent et crachèrent aux étoiles des lassos incandescents qui retombaient en pluie sur le potager. De gigantesques formes sombres glissaient sur le sol en se déformant, grandissaient et se rétrécissaient, caressaient les joues et fuyaient vers les nuages de fumées qui s’échappaient du feu. Les filles en tournant la tête à droite et à gauche ne se reconnaissaient plus et sursautaient même en se voyant si laides, elles regardaient Pierre virevolter comme une torche de château fort, disparaissant dans des trous noirs et réapparaissant comme un fantôme, lumineux et rayonnant; le mouvement s’accélérant sa tunique se mit en vrille et puis se gonfla en cloche avec des bords de dentelle fluorescente et fumante. Les filles fascinées et hypnotisées suivaient le cerceau en flamme qui tournoyait autour du feu centrale, l’ombre de Pierre s’éclairait par moment laissant voir son visage et ses boucles noires brillantes.
-«on dirait une bûche suédoise avec des jambes!» dit Jeannette.
Pierre passa l’été, puis l’automne et pénétra en hiver alors qu’il s’approchait comme la foudre des filles assises qui frappaient toujours en cadence des morceaux de bois les uns contre les autres. Jeannette poussa un cri, puis Claire aussi. Coco et Fatima se précipitèrent sur lui pour éteindre les langues rouges et jaunes qui lui montaient jusqu’aux épaules.
Il tomba à terre sur le dos tandis que les quatre filles le tapotaient de tous côtés pour étouffer la combustion de l’étoffe. Pierre sentit des mains de tous côtés, sur le ventre et les cuisses; une main effleura son sexe devenu dur et il vit Coco les yeux écarquillés tirer brusquement la sienne en arrière comme si elle s’était brûlée à un charbon, elle se la mit devant la bouche ouverte. Pierre émergea des cendres fumantes comme une créature de début d’un monde, il s’assit en les regardant toutes les quatre, se mit sur les genoux qu’il massa, leva les yeux au ciel et puis les baissa; il regarda le tapis de cendres grises avec un air étonné et dessina du doigt un ruban dedans, il le contempla un instant sous le regard muet des filles, inspira un grand coup, se passa les mains sur les joues en les tirant vers le bas et puis dit:
-«je suis fatigué, je vais me coucher.»

Chapitre 14 La laine de vie



Chapitre 12 Le défilé de mode

illustration:yukiryuuzetsu

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Chapitre XII.

Le défilé de mode.

Les filles laissèrent Pierre se sécher et s’occupèrent de l’aménagement du dortoir en espace de mode. Coco s’était occupée tout d’abord de rhabiller Pierre ; après un examen inquiet du pantalon, elle lui proposa une autre tunique de grosse toile bleue comme celle portée par les ouvriers picards au dix-neuvième siècle ; Pierre la saisit en bougonnant. Les autres montèrent à l’étage d’antiques casiers à bouteilles en bois qui serviraient de piliers à la poutre sur la quelle les modèles devaient déambuler. Les pachydermes célestes s’étaient éloignés comme prévu avec la marée presque haute, un rayon du soleil descendant pénétrait dans le dortoir directement par la lucarne et la porte restée ouverte et se mêlait à la lumière diffuse des fenêtres de toit. Jeannette avait monté ses appareils à l’entrée et l’armoire à linge à l’autre bout était équipée de rideaux sur ses deux grandes portes ouvertes pour constituer une cabine assez large, une back stage comme ils disent dans quelques quartiers de Paris. Coco disposait ses modèles terminés à l’intérieur sur des cintres dans l’ordre de présentation, elle les avait numérotés et associés aux filles, dont elle et Pierre. Pierre se rendit à l’étage en tenue simili-antique: il avait serré à la taille la tunique de drap qui lui descendait jusqu’aux mollets avec une ceinture plate à boucle et chaussé les sandalettes du père, non! Du grand-père! On posa la poutre sur les caisses à vin couchées sur le plancher, ce qui l’élevait à une trentaine de centimètres du sol et déterminait le sentier à parcourir en partant de la cabine d’essayage jusqu’à l’entrée du dortoir, les lits avaient été poussés de chaque côté pour les dissimuler à la prise de vue; la charpente, visible au centre de la pièce, constituerait un cadre adéquate. Les filles s’entraînaient à la marche sans chaussures et sans chaussettes sur la poutre, elles allaient et venaient en riant s’efforçant de se déplacer avec un dictionnaire sur la tête . Jeannette était à l’exercice quand Pierre arriva et elle avait branché la caméra pour faire un essai, elle prenait un plaisir évident à l’exhibition, les bras faisant balancier et allongeant les temps de suspension sur une jambe tandis que l’autre effectuait un arc de cercle dans le vide. Elle tournait le dos à la caméra et secouait d’une main à bout de bras le tissu orange du premier modèle. Pierre la regarda sourire, elle déboutonna simplement le devant de sa robe de ville courte à fleurs et la laissa glisser sur la poutre découvrant son corps plutôt blanc et les sous-vêtements légers ; elle se passa la main libre dans le dos en se tournant vers la caméra et elle dégrafa le soutien-gorge tout en continuant à agiter la tunique flamboyante dans l’autre main, ses seins jaillirent dehors comme des dauphins hors de l’eau. Fatima se mit les mains devant la bouche et cria :
– « Jeannette ! Tu filmes ! C’est du streaming tu m’as dit ! »
– « Ben oui ! »
– « Mais on te voit ! Qu’est ce qu’ils vont dire ? »
– « Qui ça ? C’est que pour les Beaux Arts. »
– « Mais les garçons vont partager la vidéo !  ça va faire du bruit !»
– « Et bien tant mieux, ça augmentera les vues ! »
Pierre s’y essaya, lui aussi sans soutien-gorge, et y prit goût, la poutre était assez épaisse mais on perdait parfois l’équilibre qu’il fallait rétablir sur une jambe en balançant la seconde et en écartant les bras. Il avait jeté un œil dans l’armoire qui abritait la collection et avait cru mettre les pieds chez un marchand de Venise au seizième siècle: les safrans, les émeraudes et d’autres taches écarlates semblaient voleter sur les tissus comme des papillons, on se frottait les yeux pour respirer. Jeannette se rhabilla avec la tenue orange et ils rejoignirent à quatre Coco en cuisine qui avait préparé un thé à la menthe, « pour se mettre dans l’ambiance ! » avait elle dit. L’organisation était simple :
les modèles étaient rangés dans l’ordre d’apparition en partant de la gauche et devaient être simplement jetés sur un lit à chaque changement de tenue, les vêtements de ville seraient accrochés sur une barre dans la cabine lors du premier essayage et récupérés en fin de défilé. Il y eu discussion sur l’opportunité d’une atmosphère musicale, Jeannette ayant déclaré qu’elle ferait de toutes façons un montage sonore, mais Claire était d’avis qu’une musique de fond les inspirerait et que cela pouvait jouer sur l’élégance des déplacements, il fut question du boléro et de Carmen mais on s’accorda sur une autre musique trouvée sur internet et qui alternait des rythmes vifs et d’autres plus calmes, l’ordinateur de Jeannette avait une bonne sortie son.
– « Ah oui j’ai fait des masques qui conviennent aux modèles, finalement il m’arrange ce virus, on peut cacher les visages avec un masque et pour Pierre en fille, c’est quand même mieux ! Faut des bonnes oreilles pour les accrocher.»
Les cinq montèrent à l’étage et la dernière marche s’en plaignit autant de fois multipliées par deux : on se souviendra qu’elle criait deux fois. Il fallait maintenant commencer sans tarder car Jeannette n’aimait pas les projecteurs et elle n’en disposait pas sur place de toute façons. Il était presque seize heures, en comptant dix petites minutes pour chacun des vingt modèles on y arriverait avant la tombée du jour.
– « CocoricoMode Première ! » cria Jeannette en claquant du plat des mains juste devant l’objectif et elle courut jusqu’à la poutre et s’y engagea, pieds nus, légère et souriante, elle présentait une tunique courte, mi-cuisse de couleur orange avec des liserés marrons ; les longs cheveux blonds couraient presque jusqu’aux avant-bras et balayaient le col bordé de dentelle écarlate qui se rétrécissait jusqu’au creux sous le sternum en une simple fente.
Jeannette progressa les mains ouvertes jusqu’à un mètre de la caméra, fit un demi-tour sur une jambe en dessinant une parabole de la pointe des doigts de l’autre pied et repartit à l’armoire, le derrière se balançait naturellement par la démarche en équilibre ; la musique maintenait son rythme un peu techno et haché. Claire présentait le modèle suivant qui rappelait la coupe précédente avec une dominante bleu de Prusse qui seyait parfaitement à ses cheveux anthracite, une bande brodée style chantilly partant du col descendait jusqu’à l’entrejambe ; Claire exerça une sorte de chassé sur le madrier et opéra un léger déhanchement, jambes légèrement écartées et bras en corbeilles. Une ligne noire sur le dos longeait la colonne vertébrale et y courait en méandres paresseux. Pierre assis sur un bord de lit à côté de Coco voyait de sa place la caméra tourner sur son axe; Jeannette, de retour, ne s’était pas changée et, assise devant l’ordinateur en contrôlait les mouvements. Fatima se présenta, sans foulard mais masquée, la chevelure fauve, avec du bleu sur les paupières, elle s’avança déterminée en balançant largement les bras dans une robe longue enflammée par le bas, les manches larges sautillaient comme des langues de feu ; elle fit demi-tour et repartit presque en courant comme une torche de procession. Pierre vit de la coulisse Coco courir sur la poutre en style Caraïbes, pantalon de corsaire et veste courte de coton flammé, sans boutons, elle était ouverte sur le devant et laisser voir son torse presque nu, la poitrine était maintenue par un bandeau. La tête était serrée dans un foulard rouge et de larges anneaux pendaient des oreilles. Il se déshabilla et enfila les braies flottantes couleur gris d’argent serrées aux chevilles et la longue blouse bleu ciel décorée d’un liseré pailleté en V qui partait des abdos jusqu’aux clavicules. Il mis le masque en tissu bleu de nuit piqué d’étoiles et il allait s’avancer sur la poutre quand Coco de retour le retint par un bras :
-« Attends, je te refais les yeux ! »
Elle pris sa petite boite et le crayon, Pierre la regarda pendant qu’elle le dessinait de ses doigts. Il sauta sur le chemin de bois comme une mésange sur la branche, se pliant accroupi sur la pointe des pieds, le buste droit, et se redressant d’un coup, pliant de nouveau sur une jambe et puis l’autre, il exécuta un tourniquet devant la caméra et partit découvrant le décolleté dorsale jusqu’aux reins, les muscles des fesses produisaient des plis animés sur la toile, la tête frisée oscillait sur la nuque souple et dégagée. Il disparut dans la coulisse et enfilait déjà par dessus la tête le modèle numéro deux quand Jeannette se présenta pour sa deuxième exécution. Elle jeta les chiffons de la tenue précédente sur le lit et décrocha le modèle suivant car les impératifs cinématographiques ne lui avaient pas laissé le temps de se changer après le premier passage, ses dessous ne cachaient que modestement la petite fourrure du pubis et les auréoles des tétons. Il y avait une petite odeur qui rappela à Pierre ses combats de catch sur le tapis usé du salon avec Isabelle, sa sœur aînée, quant ils avaient treize et quinze ans. Le corps de Pierre frotta celui de Jeannette alors qu’il laissait les braies pour un caleçon, elle s’était retournée pour prendre sa tenue dans l’armoire et, comme elle était profonde, il fallait se pencher dedans pour attraper le cintre ; c’est alors que Pierre, tourné dans l’autre sens pour enfiler un caleçon se pencha et heurta brutalement de son derrière celui de Jeannette qui plongea la tête la première dans l’armoire à vêtements. Ça fit un grand boum, comme une grosse caisse. Le meuble était resté impassible mais les trois autres assises sur les bords de lits se regardèrent inquiètes. Coco se leva pour aller voir et vit Jeannette en slip et soutien-gorge qui s’extirpait de l’armoire à quatre pattes aidée de derrière par Pierre qui la tenait par la taille. Coco se figea et fit :
– « Ah ! J’m’excuse ! »
Elle allait repartir et puis se retourna :
– « Tu peux ramasser ce que tu as fait tomber ? »
Elle s’était adressée à Jeannette mais celle ci s’avançait déjà sur la piste et Pierre se chargea de remettre sur les cintres les robes qui avaient glissé dans les planches du fond. Déjà Jeannette s’élançait au pas de chatte nonchalante et exécutait un aller-retour féerique en nuisette pudique. Le temps était compté à cause de la lumière du jour, du temps précieux avait été perdu. Pierre était en caleçon de toile légère et de coupe ample tenue par des bretelles spaghettis sur un caftan sans boutons, il attendit son tour à côté de Coco. Il avait vu qu’elle le fixait des yeux en quittant l’essayage et puis ensuite son regard s’était détourné comme pour l’éviter. Claire s’avança, toujours à pieds nus, en robe paysanne, le haut se terminant en simple bustier croisé de lacets, Fatima suivit, en capri noir et maillot marin, le bonnet de laine rouge ne retenait pas la chevelure henné, le masque bleu nocturne-canicule était piqué de petites ancres blanches. Coco s’était gardé une robe longue pour elle qui descendait jusqu’aux chevilles, c’était une sorte de fuseau de couleur amazonienne largement ouvert en haut sur les épaules et les omoplates, deux feuilletés châtains étaient enroulés en spirale sur les seins, les hanches collaient au tissu comme du massepain sur du papier d’abeilles et les cuisses se moulaient en marchant, le retour était d’une langueur qui coupa le souffle à Pierre, il se rendit à la cabine. Il arriva juste au moment où Coco s’extirpait du fourreau comme une vénus de mer, assise, les jambes pliées sur le côté de guingois, les seins et le ventre à l’air, les jambes enroulées en queue de poisson, l’odeur de la sueur des filles s’était accumulée dans la cabine, Pierre se pétrifia bouche bée, elle avait un petit air sérieux et tendit les bras pour le saisir par les siens, le tira à elle et déposa un baiser sur ses lèvres, les yeux de Pierre sautèrent dehors et oscillèrent comme des poids sur un pendule à ressort.
– « C’est ton tour ! » dit elle. Pierre fit sa présentation et, comme il portait un caleçon, il se permit l’exécution d’une roue de gymnaste qui déclencha les applaudissements des filles. La moitié des modèles étaient passés et Jeannette lança la troisième fournée. Il y avait encore dix modèles à présenter en incluant le kimono qui ne faisait pas partie de la collection. Elle montrait des cuisses nues entre des chaussettes hautes et une mini-jupe verte bordée d’une lisière blanche dentelée, le haut était une veste sans boutons à bandes verticales jaunes et blanches, ça convenait bien à une blonde filasse. Claire défila en jupe bleue, longue jusqu’aux talons, ce qui présentait quelques difficultés pour marcher sur la poutre mais donnait au déplacement un air prophétique, comme un souffle frisant la surface d’un lac. Elle était de tissu cobalt avec un large bord vert pissenlit de la même couleur que la courte blouse, suivit Fatima en pantalon fuseau à rayures et un curieux maillot noir à manches longues laissant à peine dépasser les poignets et laissant les épaules et le ventre découverts, elle souriait largement de ses lèvres éclatant de rouge carmin et c’est alors que Jeannette s’en aperçut :
– « Fatima, il faut recommencer, tu as oublié le masque ! »
Celle ci mit les mains devant la bouche et se tourna vers Coco :
– « Pourquoi tu m’as fait les lèvres ? »
– « Mauvais réflexe,l’habitude, excuse moi. »
Jeannette claqua les avant-bras devant la caméra en criant :
– « Fatima, deuxième ! »
Coco prit son tour, elle avait mis une jupe serrée et courte en tissu noir constellé, un blouson gris au dessus d’un tricot coquelicot, elle s’était aussi passé les lèvres au rouge de la même fleur et portait un large chapeau genre fédora, et dut aussi recommencer : Elle avait aussi oublié pour elle même le masque.
Pierre présentait ensuite une robe plutôt courte mi-cuisse de couleur blanc cassé avec un V qui s’ouvrait en vase sur les épaules et descendait en pointe jusqu’au nombril, de petites boucles dorées pendaient des oreilles, Coco lui avait allongé les sourcils d’un trait noir et refait les yeux. En s’avançant sur la jument couchée, les épaules tirés en arrière et en respirant en haut, les pectoraux faisaient illusion, une sorte d’écume flottait sur les fesses et le tissu léger accompagnait le déhanchement naturel contraint par la marche de funambule. Pierre aussi avait oublié le masque.
Jeannette ne se présenta pas pour le dernier passage, elle était devant son notebook, les sourcils froncés.
– « Si je comprends bien, ils veulent nous empêcher de sortir, peut être à partir de demain ! »
– « Qui ça ils ? »
– « Et pourquoi ? »
– « Le virus chinois ! Les hôpitaux sont saturés ! Moi, je crois qu’il vaudrait mieux rentrer ce soir Claire, qu’est-ce que tu en penses ? De toutes façons il fait trop sombre maintenant pour les prises de vue ! »
– « Ben moi je voulais réviser pour le bac, j’ai pris des math avec moi ! Chez moi je n’ai pas de place, je travaille sur mon lit avec une planche à dessin et j’ai les petits frères dans les jambes. »
– « Fatima, je t’avais dit que tu pouvais rester de toutes façons ! »
– « Et comment tu vas faire les derniers modèles ? »
– « On se débrouillera Claire, on a des tailles très proches, avec Pierre et Fatima ça ira, le problème c’est le matériel. »
– « Mon Canon j’en ai besoin, mais je peux te laisser mon notebook avec la caméra, pour les photos fais les au portable, ça fera l’affaire.»
Claire faisait la grimace: c’était pas terrible de se quitter comme ça! «pourquoi ne pas partir tôt le matin et faire une veillée autour d’un feu?»
-«oui et même qu’on pourrait faire faire des brochettes avec de la pâte brisée et des poivrons!»
Elles tournèrent toutes la tête vers Fatima, Pierre aussi:
– «bonne idée!»

*

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Chapitre 11 La poutre

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Chapitre XI.

La Poutre

Le matin se levait doucement. Il pris une légère douche de pluie fine et se fit sécher aux premiers rayons. Ils se retrouvèrent dans la cuisine pour le déjeuner. Pierre, debout le premier, avait fait le café et eu droit à un bise de chacune. Jeannette, en retard, s’était approchée sur la pointe des pieds et l’avait chatouillé des deux index sous les côtes, il avait sursauté en s’esquivant et puis fait « Hé ! »Une main avait traîné sur une de ses fesses. Il se retourna pour savoir qui c’était et il haussa les épaules. Coco se présenta la dernière, prit le tabouret et s’assit à table.
– « Tu as fait le loup-garou cette nuit?  »
– « Hein? »
– « Il y a du noir sur ta chemise. »
Pierre baissa les yeux sur ses genoux et frotta bêtement sans rien enlever et même en étalant le noir en un frottis ma foi assez « Beaux Arts » ; il était au bord du banc à côté de Fatima elle même à côté de Claire, c’était un peu étroit et les os se cognaient. Jeannette avait pris la chaise. Coco saisit une tranche de pain qu’elle beurra copieusement, se remplit une tasse de café noir, en but une gorgée et déclara la journée réservée au préparatifs du défilé de mode. Celui ci se tiendrait au dortoir en fin d’après-midi. Jeannette avait estimé l’éclairage de la pièce par les fenêtres de toits. Ce serait bien de commencer au plus tard à 16 heures ; en plaçant le trépied pour les prises de vue à gauche de la porte d’entrée qu’on laisserait ouverte on profiterait du soleil déclinant par l’œil de bœuf et la luminosité devrait être acceptable même si le temps se couvrait. Coco avait expliqué que la mer remontait à partir de quinze heures et chassait les nuages en général. Le problème serait de monter la poutre de quatre mètres sur laquelle les modèles devaient déambuler pour la présentation. Pierre pensait pouvoir la faire passer par l’œil de bœuf :
– « Tu as une échelle ? »
– « Non. Faut en emprunter une à la Malcense. »
– « Hein ? »
– « Oui, la ferme des Dutertre ! »
– « C’est où ? »
– « On est passé devant quand on est arrivé ensemble, tu as oublié ? Juste avant le bois Madeleine, à un peu plus de un kilomètre. À vélo c’est à cinq minutes, il y en a deux dans l’abri à bois. »
Elle avait encore de l’ouvrage sur la planche, elle s’éclipsa et la machine à coudre lança ses premières invectives, se chamaillant toute seule. elle toussait parfois,la machine! Pas Coco, et pestait, cette fois Coco, comme un tailleur chassant les mouches. Claire se mit à fredonner des comptines :« à la clair-reu fontaine », ça lui allait bien, Fatima faisait la vaisselle et, par pur réflexe familial, Pierre se saisit de l’essuie. Jeannette occupait la douche. Claire feuilletait le projet magazine de Coco qu’il fallait encore compléter avec les photos de Jeannette. Le ménage fait, Fatima avait balayé la cuisine et fait l’inventaire des légumes, elle rejoignit ensuite Coco à la machine ;
Pierre sortit pour examiner les vélos. Il trouva la pompe derrière les bûches et terminait le gonflage du pneu arrière quand Jeannette quitta la douche, une serviette de bain imprimée de perroquets verts collée sur le corps et nouée sous les aisselles, elle lui descendait jusqu’aux mollets, un essuie rouge et vert lui enturbannait la tête. Elle le surprit accroupi dans sa chemise de nuit. Elle s’accroupit aussi.
– « Tu peux faire l’autre aussi ? À deux ce sera plus facile pour porter l’échelle ! »
– « D’accord je me rince un coup, je m’habille et j’arrive. »
Coco avait retrouvé des vieilles sandalettes de son père qui ferait l’affaire de Pierre, elles lui allait à peu près avec des grosses chaussettes. Elle avait proposé un de ses shorts, rose avec des rayures blanches mais il s’était trouvé une drôle d’allure et il remit la tunique. Dans la chambre, en s’habillant, il se regarda dans la glace et se mit de nouveau un peu de noir sur les cils, ça l’amusait, il s’était arrangé la frisure devant le miroir de la commode, presque un réflexe, l’air de la chambre peut être et l’odeur et l’esprit fille. Il traversa le salon où s’activaient Coco et Fatima et retrouva Jeannette aux vélos, elle avait enfilé un short bien large de toile bleu qui ressemblait à une jupe et un maillot ouvert sous les bras, on voyait les poils blonds sous les aisselles. Coco arriva en courant, elle tenait des tissus de couleurs à la main :
– « Attendez ! Il paraît qu’il faut mettre des masques ! Je n’ai pas bien compris mais ils disent qu’il y a un virus ! »
Elle tendit deux masques roses avec des violettes.
– « Ça se tire derrière les oreilles et j’ai mis des cure-pipe pour plier sur le nez. Pierre pris un masque et l’observa avec soupçons :
– « Tu aurais du prendre un tissu noir, on aurait joué à Zorro et même que tu m’aurais cousu une cape ! »
Coco se balança en se déhanchant et tira un coin de bouche vers le bas :
– « Oué ! Une cap noire et un grand chapeau ! Et des bottes de cowboys en plus? Tu ne dois pas monter à cheval j’espère ! »
– «C’est seulement pour attaquer les banques ! »
– « Je ne t’ai pas fait d’éperons aux chaussures, ça gênerait pour pédaler !»
Jeannette était déjà en position, le vélo entre les jambes et la pointe de la selle sur le coccyx.
– « Bon, on y va ! » fit Pierre en posant le derrière sur le large siège de vélo pour femme. La route était en légère pente montante. Ils roulaient à deux de front, le bord de la tunique montait et descendait sur les cuisses en frémissant avec la brise. Il fallait entrer dans la cour de la ferme en ignorant les aboiements du chien, leur avait dit Coco, frapper à la porte avec les trois marches à côté de la fenêtre où il y avait des rideaux et, si personne n’ouvrait, alors aller aux vaches voir si elles étaient à la traite et si là aussi il n’y avait personne, alors voir à la beurrerie, le bâtiment plus neuf à côté de l’étable, la dame et la fille y étaient souvent pour les fromages et les tartes. Elles y étaient en effet. Pierre avait préféré rester un peu en arrière avec son masque en tissu et vit de loin le garçon assez fort remuant la paille avec un homme plus petit et plus vieux sans doute, mais aussi plus trapu.
Jeannette faisait de grands gestes devant la porte ouverte de la laiterie et baissa finalement le masque pour se faire comprendre. Elle fit signe de venir et Pierre coucha son vélo à côté de celui de Jeannette sur la terre du chemin. L’échelle était allongée sur la tranche, un montant appuyé contre le mur de la grange, elle était en bois et double, ce qui devait permettre d’atteindre un premier étage sans problème. Ils la saisirent chacun à un bout mais Jeannette la reposa aussitôt :
– « Putain, tu pèses ! »
– « C’est a moi que tu parles ? » demanda Pierre. Jeannette tira la commissure des lèvres sur la gauche et pencha la tête en tapotant le sol du pied sur le même côté, ce qui voulait dire : « Ah la bonne blague ! » mais elle ajouta à voix haute :
– « Non à l’échelle ! »
– « On va la poser sur les guidons des vélos et revenir à pieds en marchant à côté, qu’est-ce que tu en penses ? »
Ils ramenèrent les vélos et passèrent le guidon du premier vélo entre deux barreaux et, soulevant l’autre bout de l’échelle, enfilèrent le deuxième guidon. Ils entreprirent de pousser les vélos vers le chemin, Pierre à l’arrière maintenait l’équilibre, une main tirant sur l’échelle et poussant de l’autre sur le guidon, Jeannette à l’avant poussait aussi tant qu’elle pouvait des bras et des cuisses, le derrière en arrière comme une mule. L’équipage vacillait à la manière d’un pendule déséquilibré, la position du corps, rendue difficile à cause de l’échelle et des pédales heurtant les tibias, était très inconfortable; ils marchaient comme des crabes. Le fermier au loin planta la fourche dans une botte de paille juste au moment où le vélo de Jeannette commençait à basculer, elle chercha à le retenir, courbée, les bras en avant et les fesses plus hautes que les cheveux. Elle lâcha prise. Pierre maintint un court moment le mobile en équilibre, la roue avant du premier vélo laissé libre changeait constamment de direction se plaçant sur une orbite hiératique qui aurait pu inspirer Ptolémée, tandis qu’il s’efforçait de contrôler la trajectoire à un bout de l’échelle comme une fourmi transportant une brindille, encore que les familles Bouglione et Fratellini se seraient bouffé le nez pour avoir le numéro qui aurait fait également bonne figure dans un film de Laurel et Hardy. Le fermier vit les deux filles à la manœuvre, Jeannette marchant à quatre pattes dans l’herbe et la terre pour éviter les passages répétés de l’échelle passant par dessus sa tête comme la bôme d’un voilier, Pierre à la barre louvoyait du mieux qu’il pouvait, virant de bord lof pour lof et puis l’assemblage dessala et s’écroula dans un claquement de garde-boue et des tintements de sonnettes. Il fit un signe au garçon de ferme qui laissa aussi la fourche et s’éloigna vers le hangar tandis que lui s’approchait. Les deux vélos et l’échelle par dessus gisaient sur le côté comme une vieille grue de chantier au rebus, Jeannette s’était relevée :
– « Alors Delphine et Marinette ! On fait encore des bêtises ? »
Pierre avait remis son masque et restait un peu en arrière ballottant d’un pied sur l’autre les mains dans le dos pour faire comme Jeannette qui elle, connaissait le livre et le dessin animé, il tira une main et se mit un doigt dans une narine de nez pour faire bonne figure. Un moteur essoufflé se fit entendre et le garçon s’approcha perché sur le siège du tracteur qui toussait aux corneilles, il tirait une petite remorque.
– « Vous compter aller jusqu’où comme ça ? »
– « Ben, au bois Madeleine ! »
– « Ah chez Irène ! »
– « Elle ne s’appelle pas Irène, c’est Coco la couturière. »
– « Oui, la fille de Irène. Nous on dit toujours chez Irène. Vous voulez en faire quoi de notre échelle ? Pas du feu j’espère ! Monter sur la lune cueillir des champignons?» – « Non c’est pour passer la poutre par l’œil de bœuf ! »
– « Hé ! Faudra qu’j’en parle à m’sieur l’curé ! Une paille aurait été plus facile, non ? Qu’est-ce que vous voulez faire avec une poutre à l’étage ? Réparer la charpente ? »
– « Mais non ! » s’écrièrent ensemble Delphine et Marinette « C’est pour le défilé de mode ! »
Le fermier enleva son béret pour se gratter la tête et exprimer son incompréhension, puis il chargea l’échelle avec son fils sur la remorque. Les deux têtes folles suivirent le tracteur en pédalant joyeusement ; le garçon qui tenait l’échelle sur la remorque regardait en arrière les jambes des filles monter et descendre comme des aiguilles de machines à coudre. L’équipage pétaradant fit sensation en arrivant et les trois autres filles sortirent pour voir. Le fermier et le garçon placèrent l’échelle suivant les instructions de Coco qui les remerciait en cadence pour ne pas perdre le rythme du piquage des ourlets, réflexe de l’athlète qui trottine en attendant sa course. Il avait fallu faire coulisser l’échelle pour atteindre la bonne hauteur jusqu’à l’œil.
– « Merci monsieur Dutertre, c’est tellement gentil ! »
Il fallait crier à cause des toussotements du moteur du véhicule qui continuait de tourner sur le sentier devant le portique.
– « Pour la fille d’Irène, on le fait avec plaisir mam’zelle et puis on n’a pas oublié vot’cadeau de noces d’or : la bergère était fière à l’église avec son grand-châle ! Et la veste m’aurait sûrement coûté deux cents cinquante sous, des Zéros j’veux dire. Des Cathis comme vous, y’en a pas deux ! » Il repasserait dans quelques jours pour l’échelle, elles n’avaient qu’à la coucher le long du mur ou même la faire tomber simplement si c’était trop lourd et la laisser là. La machine repartit laissant dans l’air une odeur de gasoil, pouffant et soufflant, l’air du large chassait la fumée dans les champs où elle se déchirait lentement, en s’allongeant comme de la laine peignée entre les doigts, le garçon sur la remorque regardait encore les filles quand elle fut dissipée. Le fermier le secoua en arrivant à la ferme. « Hé là, gamin, il y a à faire encore ! »

Au bois Madeleine on s’activait. Il avait fallu d’abord dégager la poutre, qui gisait au pied du mur de clôture du potager côté sud et la porter jusqu’à l’échelle. Une fois là il fallait encore la dresser sur une extrémité et la poser droite sur l’échelle. Les filles et Pierre procédèrent alternativement, c’est à dire que Jeannette avait tout d’abord soulevé une extrémité à hauteur de cuisses les mains croisées par dessous. Pierre, à genoux et courbé comme à la mosquée, tournant le bas du dos vers Jeannette s’était levé en poussant la poutre avec la tête, les épaules et puis à bout de bras, Coco s’avança devant Pierre et fit de même, Claire était restée à l’écart et observait la scène, c’est donc Fatima qui donna le dernier coup de reins et la poutre s’appuya sur un barreau du milieu de l’échelle, à partir de là on put la redresser un barreau à la fois. Il fallait ensuite la faire passer par l’œil vers le dortoir dont on avait laissé la porte ouverte. Après avoir vidé la casserole de pois chiches aux poivrons et courgettes et rincé la vaisselle, on décida sans tarder le déclenchement de l’opération car une troupe de pachydermes venue des terres stationnait au dessus de leur tête, attendant sans doute la marée montante ; leurs vessies étaient pleines et menaçaient d’éclater. Ils avait placé leurs gros culs entre le soleil et le potager et on se serait cru dans un parking souterrain, la lumière ne passait que par quelques soupiraux obturés par des toiles d’araignées :
– « Ça va bientôt dracher ! » avait dit Coco les yeux vers le ciel.
– « Oui, il va tomber des ours ! » avait commenté Claire.
– « Des éléphants plutôt ! » avait corrigé Pierre.
Ils levèrent tous la trompe vers le ciel, ce qui est un signe de bonne fortune. On décida de laisser Coco à sa couture ; Jeannette serait à l’étage pour tirer la poutre dès que Pierre sur l’échelle l’introduirait dans l’ouverture. Claire et Fatima qui avait enfilé un survêtement pour l’exercice étaient chargées de faire glisser des quatre mains la poutre vers le haut. Pierre toujours en tenue légère agrippa les montants de l’échelle en enfourchant la poutre posée sur les barreaux et progressa à petits pas vers l’œil qui le regardait fixement. Jeannette avait monté un pied de caméra qu’elle pouvait actionner à distance : « Ça pourrait faire une bonne vidéo ! ». Elle installa aussi une sorte de parapluie pour casser les reflets indésirables et tourna les yeux vers la lucarne pour juger de l’orientation .
Pierre s’engageait à ce moment sur l’échelle, à mi-hauteur il se retourna et vit Jeannette qui le regardait par en dessous sans pudeur, il tira sur la tunique par derrière et redescendit. Il passa devant Jeannette, la regarda dans les yeux et se rendit auprès de la couturière dans son atelier. Coco était à table, tirant les tissus sur la machine à coudre qui poussait des cris d’oies enrhumées, deux paniers à ses côtés éruptaient des étoffes de couleurs écarlates, safran, émeraudes. Il se planta devant elle et réclama son pantalon. Coco fouilla dans un panier et en sortit le vêtement décousu complètement le long d’une jambe.
– « J’ai pas fini ! Tu peux pas attendre ? »
– « J’en ai besoin maintenant pour monter à l’échelle ! »
– « Hein ? Pour monter à l’échelle ou à cheval ? »
– « À cheval c’est la bête qui montre ses fesses, pas l’homme ! »
– « Ah ! C’est pour ça ! On s’en fout nous de ça ? Et au judo alors, tu fais comment ? Et puis je vous ai vu faire sur le tapis, les mains aux fesses et entre les cuisses, ça y va!
– « On n’est pas au judo ici et au judo on a un pantalon. Jeannette elle regarde sous ma jupe quand je monte ! »
Coco rougit un peu et mis la main devant la bouche.
– « Jeannette elle regarde sous les jupes des garçons ? »
– « Pas des garçons, du garçon ! Il n’y en a qu’un ici. »
– « J’vais voir ce que j’peux faire. »
Coco passa un fil à la va-vite : – « Ça ne tiendra que le temps de monter à l’échelle, tu me le redonnes après ! 
Pierre enfila le pantalon sous la tunique, sortit et repassa devant Jeannette, il donna un petit coup sec du menton en la regardant dans les yeux, elle tira un coin des lèvres vers le bas et puis monta à l’étage tandis que Pierre saisissait l’échelle, Fatima et Claire embrassèrent la poutre encore fichée dans l’herbe. La tête blonde de Jeannette apparut dans la lucarne, puis tout le tronc, elle tendait les bras vers le bas et les cheveux semblaient dégouliner comme de la filasse de plombier, Pierre cria: « Rapunzel! »
Il se maintenait à mi-hauteur et lança l’ordre: « Go! » Les huit mains s’actionnèrent synchrones et la poutre monta d’un cran. Il fallait poursuivre aussitôt pour profiter de l’avantage et la poutre pénétra de biais par la fenêtre à l’intérieur, ce qui permis à Jeannette de s’y suspendre des deux mains, un autre coup de rein partant du bas et accompagné par une traction de Pierre fit basculer la poutre entre ses jambes et Pierre se retrouva dans une position inconfortable, il saisit des deux mains le barreau supérieur et opéra un mouvement de ciseaux avec les jambes, la pièce de pantalon mal cousue flottait et l’on voyait quand même le slip entre les points de couture. Claire et Fatima en bas s’efforçaient poliment de ne rien voir. Pierre était maintenant sous la poutre qui se balançait comme un fléau de balance grâce au contrepoids fourni de l’intérieur par Jeannette, mais Claire et Fatima ne pouvaient plus saisir la poutre trop haute et participer à la traction, Pierre dut exercer la poussée seul, les chevilles bien calées entre deux barreaux, il cria pour Jeannette :
-« Go ! » et la poutre progressa encore dépassant même son point d’équilibre sur le couteau inférieur de la fenêtre en oscillant comme un fléau de balance et c’est alors que l’échelle enfonça d’un coup les deux pieds dans le terrier de lapin dissimulé par un tapis de mousse. L’échelle glissa d’au moins cinquante centimètres et Pierre eu le réflexe de se rattraper à la poutre, Jeannette à l’intérieur en perdit le contact avec le sol et resta suspendue dans la montée d’escalier, elle cherchait à bloquer le mouvement d’ascension en coinçant les pointes de pieds sous la rampe. Fatima et Claire crièrent. La poutre s’élevait et s’abaissait tantôt à l’intérieur, tantôt à l’extérieur sur l’axe de la pièce d’appui de la fenêtre avec de légers mouvements de rotation sur elle même comme une aiguille de boussole. Pierre suspendu, tordait le bassin en agitant les jambes pour saisir l’échelle des pieds, en vain, Jeannette suspendue, montait et descendait sans pouvoir toucher les marches de ses orteils aux ongles vernis de rose .
Coco, avertie par les cris, laissa tomber l’ouvrage en cours, elle courut au jardin et vit une ombre gigantesque s’animer sur le sol comme une figure épique de théâtre japonais, elle leva la tête et poussa un cri, sursautant en arrière, les coudes devant le visage comme pour se protéger d’une attaque de vampire: les jambes de Pierre tournoyaient comme des ailettes de tilleul. Elle se précipita à l’étage et vit Jeannette à la peine, couchée sur la poutre, montant et descendant comme à la foire. Elle se mit en position de descente de ski et lança les bras vers le haut, ses pieds quittèrent le sol et elle attrapa la poutre qui redescendit vers le palier de l’escalier et se stabilisa dans une égalité presque parfaite mais en enlevant toutes chances à Pierre d’atteindre l’échelle; il essaya d’avancer sur la poutre en avançant une main mais le déplacement menaçait de rompre l’équilibre. Claire et Fatima se ruèrent à l’étage, le vieil escalier de bois qui n’avait pas connu telle activité depuis la guerre quatorze-dix-huit riait de toutes ses marches, les quatre filles, l’une debout, jambes écartées, s’appuyant des deux mains sur le bout de la poutre, une autre assise devant la précédente sur la poutre, la suivante également à cheval mais plus haute et la troisième toujours plus haut se balançant sur le ventre, rompirent l’équilibre à leur avantage. Pierre monta au ciel le visage soudain éclairé d’une lumière blanche, on entendit à cet instant comme un grondement de vieux lits à roulettes sur le plancher d’un grenier et les nuages accumulés versèrent d’un coup leur trop plein, les hippopotames lâchaient leurs vessies. Pierre en fut proprement rincé, les cheveux défrisés par le poids de l’eau lui dégringolaient devant les yeux comme des algues de rocher, ses vêtements collaient comme une peau de grenouille. Il progressa néanmoins, une main après l’autre jusqu’à l’œil de bœuf dans lequel il se glissa tête en avant et fut aussitôt tiré par les épaules tout d’abord et les autres parties du corps ensuite, un déchirement eu lieu et il s’affala cul par dessus tête sur le tapis, dégoulinant comme une serpillière tirée d’un seau, il se releva en lissant la chemise trop grande remontée devant, collante sur le ventre et les cuisses entre lesquelles ses accessoires se moulaient comme de la pâte à modeler, le pantalon se balançait dehors comme un singe paresseux sur une branche.
– « Hébeh ! On l’a échappé belle ! » fit Jeannette. D’en bas le spectacle devait être intéressant! » Son visage s’illumina d’un coup, hésita une minute et descendit en courant :
la caméra était bien en place sur son pied, la pupille sèche sous le parapluie, pointée sur l’œil blessé, le dernier bout de la pièce de bois venait d’être englouti. La descente de gouttière crachait encore l’eau de l’averse créant une sorte de petit torrent au pied de l’échelle déjà en équilibre précaire, celle ci glissa encore un peu et puis s’affala lentement pour se coucher et s’endormir sur son côté dans la boue en regardant le mur.

*

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Chapitre 10: Le hub

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Chapitre X.

Le HUB

– « Il faut suivre les panneaux HUB pour nous trouver ! Tu verras ce sont des bâtiments de couleurs rose sale tout au bout dans le coin des éoliennes ! » 
Marc connaissait la ville, mais il n’allait jamais trop loin dans ce coin quand il était môme. Bien sûr le quartier lui était connu, mais seulement jusque la Norgefish qui transformait le poisson importé de fermes scandinaves. Les bâtiments étaient désormais vides, des palettes et des caisses en styropore traînant ici et là dans les hangars délabrés témoignaient de l’activité interrompue. Des treuils gisaient sur le sol comme des poulpes démembrés et rouillaient au vent du large qui déplaçait à marée montante des masses d’odeurs fétides vers le port et la ville, de grands bacs jaunes en plastique translucides renversés sur le sol vomissaient des têtes sans yeux et d’autres restes de chaire pourrie laissées là en souvenir d’elle par la multinationale, la hyène gavée et pressée n’avait pas léché les carcasses, mouettes et grisards n’y mirent pas plus le bec.
Marc roulait au pas entre les squelettes de hangars en évitant les débris divers sur le sol. Il avait pensé traverser la zone pour prendre au plus court au lieu de faire le tour en suivant les panneaux et il s’en repentait. Mais le mieux était de continuer jusqu’au bout maintenant en gardant le cap sur les éoliennes qui faisaient de grands signes au dessus des arches de ferrailles comme des appels à l’aide, des Mayday en sémaphore. Arrivé au bout de « l’avenue des sargasses » il déboucha sur une sorte de rocade longeant une double haie de grillage haute de cinq mètres au moins avec des poteaux rutilants neufs, ils étaient pliés en angle obtus sur le dernier mètre en haut, ce qui en rendait l’escalade impossible. La rocade faisait le tour de la zone et il se retrouva au point d’entrée : la configuration des lieux n’était plus celle qu’il avait connue, gosse, quand il jouait là au capitaine Flint avec quelques autres pirates: à l’époque il y avait du sable de dune et des grandes herbes qui piquent les jambes, on y trouvait des squelettes de bateaux et des pins maritimes rabougris. Il se résolu à suivre le GPS et les panneaux indiquant HUB apparurent en effet. Les bâtiments des affaires maritimes semblaient avoir été construits sur un immense parking, une barrière type chemin de fer en contrôlait l’accès mais elle était levée et personne n’était dans la cabine au moment où il la franchit. Peu de véhicules stationnaient et il se gara pour ainsi dire devant la porte d’entrée. Il fallait sonner, ce qu’il fit et, n’entendant rien pressa le bouton une deuxième fois en insistant. Un gendarme arriva et ouvrit d’un air excédé :
– « Ça va, ça va ! Il y a un raz de marée ? Les Anglais ont débarqué ? Ou c’est un besoin pressant ? Les toilettes sont au bout du couloir ! »
Marc était en tenue et sa qualité de sous-off était reconnaissable. Il se présenta et demanda à voir le capitaine Rougier.
– « Ah ! Bienvenu ! Vous êtes le nouveau collègue qui vient de la Mobile. Rougier est en arrêt mais le second est là. C’est l’avant dernière porte avant les WC. C’est utile pour une fin de carrière, à cause de la prostate. J’dis pas ça pour vous hein ! Vous n’y êtes pas encore, chez nous vous aurait l’opportunité d’apprendre l’Anglais, le Croate, l’Arabe, le Kurde et même le Verlan. On s’y fait vous allez voir, vous savez nager ?»
Marc atteignit le bout du couloir, la porte était entrouverte, on entendait un bruit de clavier et une sorte de crachement continu interrompu de voix d’hommes plutôt nasillardes. Il poussa le battant et se présenta dans le chambranle.
L’homme grisonnant assit à la table tourna la tête vers la gauche, vit Marc en uniforme et lui fit signe d’un mouvement de bras de s’asseoir sur la chaise en face et baissa le son de la liaison avec la vedette garde-côte. Il donna encore quelques tapes sur son clavier en fixant l’écran avec des yeux plissés puis se leva pour saluer Marc qui se redressa d’un coup en renversant la chaise pour saluer. Ils regardèrent la chaise renversée et se saluèrent.
– « Elle est un peu bancale, c’est de naissance. Vous nous avez trouvé facilement ? » Marc fit signe que oui en redressant la chaise par le dossier.
– « Oui hein ! C’est comme je l’avais dit, il suffit de suivre le panneau HUB. »
L’homme parlait avec l’accent du pays, il devait avoir passé les soixante ans mais le visage buriné par le large lui donnait un aspect dynamique, les dents blanches étaient des vrais dents , il en manquait une, la première prémolaire à gauche, et on devinait sous la tunique un torse resté mince et plutôt musclé.
– « Tu permets que je t’appelle Marc ? Hein ? Toujours aussi bon au grimper de corde ? »
L’homme avait un sourire amical. Marc fronça les sourcils et resta un instant bouche bée, il eu l’image de la salle de sport au lycée, les grosses cordes sur les crochets au plafond et le visage avec la dent manquante qu’il avait devant lui sembla sortir de la brume comme un chalutier au mois de novembre.
– « Monsieur Delestrain ! Ah ben ça ! Si je m’attendais ! Vous n’êtes plus prof de gym ? »
– « Ça fait longtemps. Je n’étais pas prof, j’étais moniteur quand je t’ai eu en sixième et jusqu’au BEPC je crois bien, j’ai passé le concours de la gendarmerie un an après. Alors, je vois que tu as choisi la même maison mais pour moi c’est la dernière année ! » Il eut un large sourire découvrant de nouveau sa collection dentaire presque complète.
– « Et donc tu as demandé ta mutation ? Ils t’ont laissé partir comme ça à la Mobile ? »
– « Euh ! Ils m’ont demandé de demander ma mutation. »
– « Je le sais mais je ne suis pas sensé le savoir. Ton permis bateau a aidé, tu aurais pu tomber plus mal, j’dis ça, j’dis rien, en plus tu n’es pas loin de chez toi, famille nombreuse, hein ! » Il aimait bien dire « Hein ! » monsieur Delestrain, c’était une façon pour lui de trouver l’approbation de l’interlocuteur, au bout d’une dizaine de « Hein ! » la tête de l’auditeur remue comme une tête d’âne sur la plage arrière d’une voiture. Comme prof de sport il avait un autre tic, c’était : « J’dis ça, j’dis rien ! » dans le genre : « Tu vois, le fosbury c’est bien, hein ? Mais si tu maîtrises mieux le ventral, alors fais du ventral ! Tu comprends ? J’dis ça, j’dis rien. » Ça voulait dire : « Fais comme tu veux mais suis mon conseil ». Ça marchait, d’ailleurs au bout d’un an de Delestrain, on savait faire des choses à la barre fixe, au mouton et on enrichissait son lexique d’expressions : « Elle est bien foutue la prof de Français, hein ? », « T’es un peu trop jeunot pour elle, tu crois pas ? J’dis ça, j’dis rien ! ». Delestrain répéta :
– « Famille nombreuse ! Cinq, c’est bien ça ? » Lui il était trois fois grand-père et une petite fille était en route si l’échographie était juste :
– « ils se trompent parfois tu sais, il y a des garçons qui se planquent, ils sont déjà pudiques avant de naître. Quand la première nous a dit qu’elle était enceinte on avait regardé drôle avec ma femme, elle était jeune encore mais finalement … C’est bien une fille ta première ? Mais avec les garçons ça va pas tout seul non plus, notre aîné il a quitté la baraque à dix huit ans, on s’était engueulé et maintenant il est deux fois papa, des beaux petits gosses, ils passent à la maison presque tous les dimanches, tu en as deux qui sont majeurs, hein ? »
Marc eut le sentiment que Delestrain avait parlé de son fils exprès, comme pour le mettre à l’aise et l’inviter à parler; ah! Il n’avait pas changé monsieur Delestrain, il lisait dans les gens semblait il, mais pour leur bien, pour les aider. – « Moi je suis grand-père une fois seulement par la grande, un garçon, il n’a pas de père et mon grand passe son bac cette année. Il a claqué la porte il y a dix jours. »
Delestrain avait levé la tête, attentif, l’éducateur avait repris le dessus, écouter d’abord, pas de conseils, écouter. Marc parlait, il en avait dit plus qu’il n’aurait voulu, il vida son sac comme on dit, mais le regard de Delestrain l’enseignait, il ne pouvait pas s’empêcher de le voir comme jadis, il avait de nouveau dix ans. Pour ce qui était de son affectation il lui proposait les patrouilles avec la vedette, il n’avait qu’un pilote en ce moment et Marc avait le permis et puis il se débrouillait bien en Anglais ! «  Hein ! »
– « Avant, l’activité sur la côte c’était surtout le contrôle de la pêche mais depuis pas mal de temps maintenant on passe du temps avec les clandestins qui veulent gagner l’Angleterre, il y en a qui essayent en bateau pneumatique et même à la nage, tu te rends compte, mais faut pas non plus exagérer, il y en a chez nous et de l’autre côté aussi certains qui voient des migrants partout. Il y a quelques mois les britiches nous contactent, ils en ont repéré un qui tente le coup en combinaison néoprène, il est encore chez nous, qu’ils nous disent mais il s’approche de leurs eaux. On prend le zodiac et les gars y vont à trois. Au bout d’une demi-heure ils l’aperçoivent, mais c’est un rusé qu’ils me disent à la radio et un sacré nageur, il se met régulièrement en apnée et disparaît un moment pour réapparaître plus loin et le gars il passe dans les eaux anglaises, on appelle Folkestone et les autres le prennent en chasse, il le suivent au sonar et à quelques kilomètres des hautes cleaves ils le coincent avec deux vedettes et l’attrapent au filet. On était resté en contact avec eux, on les entend crier : Holluschick ! Holluschick ! Soyez polis ! qu’on leur répond, mais eux ils continuent : seal ! Seal ! Tu comprends ? Tu sais c’qui z’avott-teu pécaille ? »
Dans l’ambiance du récit Delestrain avait lâché la bride à la linguistique locale, 
-«  un phoque ! Un kien deul mer ! Il nous l’ont renvoyé comme un migrant. La pov’ bête, elle brayo comm el p’tit quinquin ! Des phoques on en a des colonies entières maintenant, y sont toudis dans les grands rochers au cap, c’est là qu’on lui a redonné sa liberté et il ne nous a pas dit merci en partant. Chez nous on accueille les phoques mais pas les humains, c’est mieux que rien.» Il avait pris un air un peu triste sur la fin :
– « Tu verras, ce sont beaucoup des jeunes, comme ton gamin qui a claqué la porte. Les migrants je veux dire. Fais attention à ton gamin ! Hein ! Ça a de la valeur les gamins !»

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