
Chapitre XV
Un matin tranquille
– «Assied toi! » lui dit Coco «et prend des forces! On fait les modèles qu’on n’a pas su faire hier, il y a du soleil, ce serait bien si on pouvait avoir fini pour midi. » Fatima était sur le tabouret et se beurrait une tartine, elle regarda le visage de Pierre en riant et lui dit qu’il ressemblait à un ramoneur, et puis elle ajouta pour Coco:
– « On dirait que un ramoneur t’as fait une bise sur la joue! Non, pas celle là! L’autre! ! »
Pierre intervint:
– « Pour les math, si tu as besoin d’un pousse-pousse, je crois que je peux t’aider ! »
– « Je le sais Rachid me l’a dit. »
– « Tu connais Rachid ? Il ne fait pas que du judo tu sais ? Je l’ai eu comme prof !»
– « Ben oui, c’est mon frére ! »
– « Ton frère ? Tu n’as que des petits frères et des sœurs, je me trompe ? »
– « C’est le fils d’un frère à ma mère ! »
– « Alors c’est un cousin, pas ton frère ! »
– « Si c’est mon fréér ! »
– « Et toi tu es ma sœur ! » lui dit Coco.
– « Oui tu es une sœur, c’est vrai ! » Fatima avait pris la main de Coco entre les deux siennes. Pierre s’assit sur la planche du banc à droite de la fenêtre pour profiter des dernières déchirures de l’aurore. Il sentit le bois râpeux sous les fesses et l’arête du banc traçait sa ligne sous les deux cuisses, souvenir d’école primaire et de culotte courte. Coco lui posa devant lui un grand bol de faïence avec des arabesques bleues dessus et lui servit une bonne rasade de café bouillant, la vapeur tiède mouilla son front à elle, une mèche de ses cheveux glissa sur le côté et se balança un instant devant les lèvres de Pierre qui s’était par réflexe penché en avant, les genoux serrés pour voir le fond du bol. Il leva les yeux et vit le visage de Coco. Son cœur se serra un peu. Elle était belle, il aurait voulu lui caresser le visage humide comme au matin à la machine à tricoter mais il trempa une épaisse tartine beurrée dans le café noir et Fatima en les regardant se dit que Pierre ferait un bon frère aussi, l’ami de sa sœur.
– «Je t’ai déjà mis un modèle sur le tabouret dans la douche pour gagner du temps! C’est une sorte de longue tunique. Pour les quelques modèles qui restent on va laisser Fatima tranquille, elle pourra faire ses math.»
Fatima leva les yeux, elle n’avait rien demandé mais se dit que Coco s’était trouvé une bonne raison pour le faire seule avec Pierre et elle trouvait ça bien.
– «Je t’ai mis aussi un juste au corps, un body comme ils disent, pour mettre en dessous, mais je t’aiderai à enfiler mon soutien-gorge d’athlétisme, il écrase les seins, mais c’est fait exprès, et de toutes façons tu n’en a pas, euh … des seins je veux dire! Les deux coquilles sont renforcées et ça te fera des petites formes, faut quand même que tu aies l’air d’une fille, tu comprends, je te ferai les yeux après. Ah oui, il y a un shampoing à la bière sur le bord de la douche, je le prépare moi même, ça fait de jolies boucles après, j’ai des spartiates qui vont avec les sandalettes.»
Pierre s’étrangla sur la dernière bouchée en l’écoutant mais elle passa avec une gorgée de café. Il se leva et se dirigea vers la porte du jardin pour aller à la douche en écarquillant les yeux sur Coco, il avait l’impression d’être monté dans une barque sans rames dérivant sur un lac agité aux frontières inconnues, debout sur un fond plat vacillant, comme ivre il voyait les rives s’éloigner, des indiens y dansaient autour de grands feux, son cœur battait le tam-tam, il voulut courir. Coco le regardait aussi et il se retourna brusquement, il pénétra dans le jardin et les odeurs du potager le saisirent à la gorge. Il resta un court instant sans bouger, fit le tour de la maison et ouvrit la porte entourée de ronces. Jetant la tenue de nuit sur le tabouret il se mit sous la pomme tout en manipulant le levier du robinet. L’eau d’abord froide fut chaude tout de suite. Il se savonna des pieds à la tête pour gommer le noir de la veille, des masses d’écume grise lui glissèrent doucement sur le ventre, le dos et les fesses et disparurent par la bonde. Il se rinça et s’essuya. Il enfila le body qui lui collait juste au corps, sauf à l’endroit des tétons où ça flottait un peu et serrait juste ce qu’il faut entre les jambes, l’impression était curieuse, il se souvint de la tenue néoprène qu’il avait du enfiler la fois où il avait fait de la plongée, il tira la tunique par le haut, les bras en l’air. De retour en cuisine Coco jeta un regard professionnel sur son travail: elle avait froncé la taille, ce qui produisait un léger plissé sur les hanches. Elle lui demanda de faire quelques tours sur lui même pour juger des déplacements. La tunique en coton tissé couleur argile sale tombait en cascade avec un léger saut sur le derrière, le col était au raz du cou et agrémenté d’une longue patte jusqu’au bas du ventre avec quatre faux boutons. Elle passa les bras dessous pour ajuster le soutien-gorge de sport mais il était trop étroit et elle tendit à la place une brassière légèrement rembourrée par des chiffons. Elle observa le résultat:
– «pas mal! Une vraie Jane Birkin en mieux et avec des frisettes!».
Elle lui ligota les mollets avec les spartiates. Elle lui tendit une grosse corde de chanvre tressée qu’il noua autour de la taille et les deux bouts tombèrent d’un côté sur une jambe. Coco le prit par la main et l’entraîna au salon où se trouvait la grande glace de couturière. Il en fut un peu gêné et il tourna la tête. Fatima s’était installée avec ses cahiers à la grande table sous les fenêtres de la façade et le voyant lança :
– « Maintenant j’ai deux sœurs ! »
Pierre se retourna et répondit: – « Tôt ce matin j’étais la maman de cette petite fille! Il se passe de drôle de choses dans cette maison ! Ce ne serait pas toi la magicienne? Tu n’est pas Circé j’espère, je préfère être un cheval qu’un cochon ! »
– « Exaucé! Et je te donnerai des ailes par dessus le marché ! » Ils montèrent à l’étage. Le soleil était assez haut et éclairait le dortoir par les tabatières. Il avait fallu modifier un peu l’orientation de la poutre et pousser les lits en conséquence. Pierre fit un tour sur la poutre et Coco s’activa sur l’ordinateur de Jeannette, elle dut déplacer plusieurs fois la caméra. Ils avaient encore chacun trois modèles à présenter mais les changements de modèles étaient plus rapides, ils s’habillaient et se déshabillaient dans un coin du dortoir, ils avaient de la place. La tunique céda la place à une robe d’indienne mêlant des rouges cerise et verts prairie avec un décolleté bassine s’arrêtant au sternum devant et à peine ouvert sur le dos, il était bordé par une frange grise piquée par des zigzags de même couleur que le masque, on rajouta un bandeau de lin sur la brassière pour tenir les formes sous la toile plus lourde, Pierre se présenta la tête haute et les mains sur les hanches, les cheveux noirs bouclés convenaient. Coco présenta une tenue de style andin, elle portait le chapeau melon, la jupe de coton flammé et une veste rêche, elle fit sa démonstration sur la poutre avec un grand panier d’osier sur un bras tandis que Pierre enfilait une sorte de camisole en camaïeu débordant sur un pantalon à la turque, le front était ceint d’un large ruban émeraude. Coco et Pierre s’habillaient et se déshabillaient dans un coin et dans un autre sans se regarder. Elle termina en robe longue de style africain aux couleurs vives, large sur le buste avec des ailes sous les bras et moulante sur les hanches tandis que Pierre enfilait enfin le kimono promis, juste pour le plaisir, c’était du vite fait et ne faisait pas partie de la collection, il y avait des oiseaux de jardin imprimés, la coupe n’était pas authentique pour tout dire, il y avait eu juste assez de tissu pour couper en biais afin d’attendrir les reliefs et les angles. Le soleil était au zénith et Coco dit qu’elle avait faim. Elle coupa la caméra et arrêta l’ordinateur.
– « On mange dans quelle tenue ? » demanda Pierre.
– « Remets la tunique pour le vélo ! »
– « Et mon pantalon alors ? »
– « Je n’ai pas eu le temps Pierre, et je crois qu’il est foutu ! Il faut en faire un tout nouveau ! »
– « La tunique du vélo a traversé les mêmes épreuves que le falzar ! Elle est restée dehors accrochée à une tête de volet. »
– « Alors remets celle d’aujourd’hui ! La première ! »
Pierre se changea en conséquence et se rendit en cuisine pendant que Coco mettait de l’ordre à l’étage et rangeait ses modèles sur une grande barre. Elle renifla en entrant dans la cuisine :
– « Ça sent bon ! »
– « Ouè, j’ai trouvé du thym et du romarin dans ton jardin, comme le petit lapin ! »
Coco sourit :
– « T’es un vrai mec Pierre ! »
– « Ah ça tu peux le dire et ça se voit ! »
Pierre tenait une cuillère en bois dans une main et se déhancha exagérément en sautant sur un pied et sur l’autre comme les gosses à la récré. Ça la fit rire .
– « Assied toi, je ramène les spaghettis, c’est ma mère qui m’a appris, j’ai fait une sauce avec les échalotes du panier, les herbes et une boite de tomates de l’étagère, je n’ai pas mis beaucoup de sel et pas de poivre parce que j’ai mis du poivron en poudre. Pas de fromage ! Ça ira ? »
– « Oui maman! Il va falloir faire quelques courses à Montaban, on y va à deux cette apremm’ ? »
– « Je n’ai rien à me mettre ! »
– « Moi je te trouve bien comme ça ! »
– « Heu, tu veux me faire sortir en fille ? »
Pierre avait les lèvres rougies de sauce tomates et regardait Coco de ses yeux dessinés.
– « Ben, ça fait quatre jours que tu t’habilles en fille ! On pourrait aussi mettre un peu d’ombre.»
– « Hein ? Où ça» ?
– « pas dans le dos! Sur les paupières, ça fera une belle de jour »
– « Pas que le jour, la nuit aussi ! » – « Si t’es une fille la nuit alors tu l’es aussi de jour, tu vois ! Tu fais de beaux rêves ? »
– « On s’habitue c’est sûr, et c’est loin Montaban ? »
– « On y va en bus ! Ça te dérange si je fais le garçon ? »
Ils se regardèrent un instant sans se répondre, peut importaient les mots, leur conversation coulait comme l’eau du ruisseau portant les bateaux en papier. Coco s’habilla à la garçonne: un pantalon large de toile bleu marine, un blouson gris sur un débardeur, un foulard lâche autour du cou, une casquette Castro, des chaussures plates en corde et son sac à dos. Ses longs cheveux jaune-châtain dégringolaient sur les épaules. Coco ombra donc les paupières de Pierre et ils sortirent.
– « Hé ! Vous oubliez les masques ! »
Fatima était dans la porte de la cuisine.
– « Vous devez mettre des masques ! »
– « Ah zut ! » Coco courut à la maison et ressortit avec deux masques en tissu. Elle tendit celui à fleurs à Pierre et pris le marron foncé. Ils marchèrent jusqu’à l’abri bus sur la route de Le Lumbres à la lisière du hameau et s’assirent quelques instants, Pierre les genoux serrées et Coco les jambes écartées et tendues en V, appuyée nonchalamment sur le dos du banc, les mains derrière la nuque comme pour une petite sieste.
– « Ce matin on a aussi oublié de mettre les masques ! »
– « Pas pour le premier modèle! De toutes façons à l’intérieur c’est pas grave, ça gêne pas pour la présentation. »
– « Heu Coco, je veux bien faire la fille pour toi mais mes potes ne doivent pas me voir comme ça, tu comprends ? »
– « Ah oui ! J’y avais pas pensé ! Tu sais une fille en garçon, elle n’a pas ces problèmes : nous on peut jouer aux mecs sans se la faire mettre dedans par les copines ! »
– « Et avec quoi elles vous la foutraient dedans ? »
– « Ouèp ! Pas rigolo ! Je vais dire à Jeannette qu’elle arrange ça au montage, on peut flouter les images sans masques, des ballons ou autre chose qui se promènent devant les visages par exemple. » et elle gonfla les joues.
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