Chapitre 23 François Ferdinand et l’agression

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Chapitre XXIII.

François Ferdinand et l’agression.

François Ferdinand était arrivé à la ferme en fin d’après-midi accueilli par ses gens. Berthe Harduin n’avait survécu que quelques années à la mort de son petit chien et c’est sa fille Yvette qui avait repris la ferme avec Émile, elle avait en effet trouvé à marier sur le marché à Marquise. Émile, lui, n’avait pas de ferme mais cultivait des fleurs et des plants de légumes dans son potager, et il faisait ça très bien. François Ferdinand qui faisait la navette entre Londres et Paris avait évalué les avantages à en tirer : le BIO, le Végé et le Végan, les herbes, la médecine douce. Il avait fait installer des serres qui produisaient presque toute l’année sous l’œil expérimenté de Émile, elles profitaient du soleil levant sur la bute de Tourghem avec sa chapelle romane et couchant sur la bouée-phare qui dansait la gigue à mi-chemin des hautes falaises blanches anglaises; deux garçons y œuvraient, plus ou moins, suivant les saisons, quand on leur disaient de venir. Émile et Yvette n’étaient pas salariés puisqu’ils tenaient la ferme, du reste ils ne comptaient pas les sous, ils n’avaient pas la tête pour ça, il y avait un petit pot dans lequel ils mettaient les pièces et petits billets que leur procurait la vente directe à la ferme et les petites largesses du bon monsieur, ils y puisaient quand ils en avaient besoin, pour payer le ramoneur une fois par an et l’épicier ambulant une fois par semaine; François Ferdinand payait les impôts, l’eau et l’électricité et confiait le reste à son comptable, le coût du travail était compétitif. La petite production transitait sous la Manche en petites caisses de bois par le tunnel et se vendait à très bon prix dans une boutique macrobiotique de la City. On s’efforçait de relever les petits murs effondrés autour de la ferme et l’on replantait des haies pour protéger les cultures BIO des surfaces louées à la Green Petroleum public limited liability company destinées au topinambour transgénique et au colza. François Ferdinand aimait à rendre visite à la Ferme des Marais chez les Vanderbeeken et y saluer Godeliebe pour qui il avait gardé beaucoup de tendresse, elle terminait sa vie près de la cheminée en hiver ou l’été dans un fauteuil d’osier sous le merisier ; elle était entourée de sa fille Guerda et de son gendre Guido qui lui avaient fait trois petits enfants ; Guerda avait une petite sœur à la maison beaucoup plus jeune mais solide, encore célibataire, avec une bonne poitrine, des cuisses puissantes et des gros doigts. François Ferdinand lui apportait à chaque visite un cadeau et puis se rendait à la grange en sa compagnie, Guerda fermait les deux portes et les ré-ouvrait une demi-heure plus tard; il était question de mariage. Il accompagnait parfois Henri-Pierre Delafosse, président de région, dans ses déplacements sur le terrain, ce qui lui valait d’être connu et respecté. François Ferdinand donc, après avoir dîné, gagna la nouvelle salle de bain, pris une douche, se rendit en peignoir à sa chambre-appartement sur l’aile sud, se prit un pyjama frais dans la garde robe entretenue par Yvette, se couvrit d’une robe de chambre en laine de mouflon qui lui descendait jusqu’aux chevilles et ouvrit sur la table-bureau près de la fenêtre son ordinateur portable. Il avait fait monter sur le mat de son éolienne privée une antenne qui lui assurait une bonne liaison au réseau. Il trouva rapidement la page « Cocoricomode » et en examina les articles. Jeannette avait bien travaillé pour Catherine qui l’avait rémunérée de la confection d’une robe et du tissu nécessaire. Il y avait une sorte de mannequin en trois dimensions que l’on habillait soi même avec les modèles choisis ; haut, bas, haut et bas, le prix s’affichait suivant les combinaisons : du bon boulot. François Ferdinand se disait que Catherine devrait faire aussi pour les hommes, elle doublerait sa clientèle potentielle, son esprit des affaires se mettait à tourner, en roue libre : «  faire des sous-vêtements, oui, des sous-vêtements femmes, ça attire la clientèle masculine qui en achète pour les faire porter par leurs amies et le client mâle se commande en même temps des vêtements pour lui même. » François Ferdinand s’attarda sur quelques modèles ambigus, il se disait que quelques uns pourrait faire ravage chez les jeunes traders et dans la communauté : « L’androgyne ! C’est une idée ça ! Un seul modèle pour les deux sexes ! Économie d’échelle mais surtout de création et de pub ! »
François Ferdinand s’était excité, les idées se bousculaient dans sa tête. Sa tentative d’appel échoua trois fois, mais c’était la porte à côté. Il était comme ça François Ferdinand, quand il avait une envie il devait la satisfaire. Il lui ferait une proposition à cette fille. Elle avait du talent ; il voyait déjà la deuxième boutique à la city ! Les synergies avec la boutique Végan ! « Yey boy ! Go ahead !». Il prit sa veste, descendit par l’escalier extérieur et démarra la limousine grise cristalline arborant trois cercles dorés enchaînés l’un à l’autre sur la calandre.
Pierre s’était regardé dans la vitre du train, il ne voyait plus la plaine, le reflet de son visage la cachait. Il avait gardé sa veste de pluie sur le dos et fit un geste pour la retirer. Il y avait comme un poids du côté gauche, c’était la poche qui tirait vers le bas, à cause de ce poids exactement. Il y mit la main et reconnut la forme au toucher: la clé ! Il la saisit. « J’ai la clé ! La clé de la pièce fermée ! Je lui ai volé sa clé ! Et le cahier, je dois lui rendre .» « Catherine ! »
Le cri résonna dans sa tête comme dans des montagnes. Avait t’il crié vraiment ? Il se leva et remit le cahier dans le sac. Il le ferma bien, contrairement à son habitude, avec les cordons bien serrés et il courut au palier de sortie. L’omnibus ralentissait et crissait en stoppant à la petite gare de Marquise où personne n’attendait. Pierre sauta du train, traversa la voie ferrée sans regarder et courut vers la petite route qui mène au bois Madeleine en passant par le hameau de « Lamalcense. Il coupa à travers champs.

Mais déjà au bois Madeleine une voiture couleur sang de bœuf à cinq portes, sale et boursouflée de plusieurs côtés clopinait en crissant et lâchant sporadiquement de son arrière fétide des gouttes noires et grasses sur les cailloux blancs du chemin. Catherine était montée à l’étage, pensant soigner sa peine en rangeant les toilettes du défilé. L’ordinateur était resté allumé et affichait la pièce en vue plongeante comme une caméra de surveillance. Elle eut l’idée d’appeler Jeannette, pas pour lui demander des comptes, ça n’avait pas de sens, Jeannette faisait partie de ces gens qui ne voient pas la méchanceté, qui en ignorent l’existence même, ces gens font des boulettes sans conséquences pour eux même car, comme ils sont sans arrière-pensées, ils n’offrent pas de résistances aux projectiles, les flèches empoisonnées ne font que les traverser sans dommages pour les organes mais poursuivent leur course pour en toucher d’autres, s’y ficher et les faire souffrir là où ça fait mal. L’écran afficha une imitation de caillou tombé dans l’eau pour indiquer l’appel en cours et abandonna les dernières ondes sur les bords de l’écran : « Votre interlocuteur n’est pas en ligne ». Catherine programma un nouvel appel pour une heure plus tard. Fatima était à la cuisine, elle profitait des dernières lueurs, assise à la table pour travailler ses maths, sans goût, avec le vide du « à quoi bon ? ». Un bruit dehors lui fit lever la tête et vit derrière la fenêtre à petits carreaux des ombres se déplaçant rapidement, son cœur bondit, elle sentit la menace et se précipita à la porte pour la verrouiller, un pied dans l’embrasure l’en empêcha et elle entendit dehors le bruit des volets que l’on ferme.
La limousine grise de François Ferdinand Fladhault scintillait sous le croissant de lune, on ne voyait plus que la moitié des étoiles. Elle progressait débonnairement sur le chemin de terre bordé de haies et de pruniers. La battisse apparut, ou plutôt son ombre qui dessinait sa silhouette sur le clair obscur du ciel et des champs. De la lumière filtrait des volets de la façade que l’on venait de fermer. Une vieille guimbarde mouchetée de blanc entravait la moitié du sentier et François Ferdinand dut parquer la voiture dans un trou de haie qui donnait accès à une petite prairie, il se dit que ce serait un bel espace pour un cheval. Il sortit du véhicule, franchit le portique et se dirigea vers la partie éclairée de la maison en marchant sur les poireaux ; quelqu’un fermait de dehors les panneaux de la cuisine éclairée, il accéléra le pas, entendit des cris, s’arrêta, puis refit quelques pas et distingua les ombres mouvantes, il en vit quatre à l’intérieur qui agitaient les bras comme des branches dans la tempête, l’une d’elle portait un pantalon jaune criard dont les jambes semblaient sauter comme des flammes et il crut voir… non, c’était sûr ! Il vit par la porte encore ouverte la jeune fille bâillonnée par une main et se débattant tandis qu’une masse accroupie la serrait aux jambes. Son cœur bondit, il courut à la voiture et chercha vainement son téléphone sur le siège, sous le siège, dans la boite à gants : il l’avait laissé à la ferme. L’ombre qui avait clos les fenêtres se profila dans l’embrasure de la porte mais celle ci se referma sur son nez. Il vit le personnage hésiter puis se retourner. Il marchait dans sa direction, sans doute pour gagner la guimbarde. François Ferdinand démarra la voiture et quitta les bosquets en marche arrière . Agir au plus vite ! le plus court, c’était Montaban. Il dépassa la guimbarde qui prenait trop de place sur le chemin en roulant de travers, la roue gauche avant sur le bord du fossé s’enfonça et tourna à vide, il glissait dedans, il activa les deux roues arrière et ressortit, lentement mais sûrement. Il alluma les grands phares qui illuminèrent tout le bois Madeleine et le gars qui venait à sa rencontre s’arrêta net comme un lapin, les yeux écarquillés, le teint blafard ; c’était un presque jeune homme avec une gueule de gosse, un corps râblé dans des vêtements de campagne. François Ferdinand accéléra malgré les trous et les gouttières, il dépassa le hameau « Le Lumbres », à partir de là, la route était asphaltée, il fonça vers Montaban. Au bois Madeleine le grand garçon avait regardé les feux arrière de la voiture disparaître et fait demi-tour en courant. Il avait frappé du poing plusieurs minutes à la porte qui s’était ouverte brusquement et il avait senti comme une décharge dans l’œil, il avait vu un éclair blanc et il était tombé sur le dos, la porte avait claqué sur ses pieds. Il était ensuite resté là assis un long moment, les jambes écartées.

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Chapitre 22 La fuite à rebours//

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Chapitre XXII.

La fuite à rebours

Pierre avait pris son sac, il était sorti par la cuisine, sans réfléchir, il ignorait d’ailleurs la porte d’entrée principale qui donnait sur le salon, Coco ne s’en servait pas non plus. Il sortit par derrière, par le jardin qu’il avait pris le temps d’aimer, il partit comme un voleur qui s’ignore, il le savait mais il se le cachait, il volait quelque chose, mais sa colère lui donnait raison.
– « Je vole une tricheuse ! » Voilà ce qu’il se disait, « ce sont des masques qui portent des masques, leur visage même est un masque ! » Il passa devant les rosiers en se bouchant le nez et en écrasant les herbes avec ses chaussures de ville. Il poussa la petite grille qui donnait, et donne encore aujourd’hui, sur l’ancien chemin forestier et prit tout de suite à droite pour rejoindre la route de Le Lumbres, il accéléra le pas, il courait presque et atteignit l’arrêt de bus. Il n’avait rien calculé mais le car arriva à cet instant. Il monta dedans, le chauffeur préféré de Coco ne le reconnut pas : il était de nouveau un mec. Il se sentait un peu serré dans le pantalon, question d’habitude, mais le cœur serrait aussi, il réalisa qu’il avait envie de pleurer. Il se concentra sur sa colère : « des connasses ! Des salopes ! » Il s’imaginait les copains en train de rire à plusieurs devant les photos d’un portable, il entendait leurs commentaires. Le jour n’en finissait pas de finir, des champs et des prés défilaient indifférents en balançant des herbes et des tiges qui rigolaient en titubant bêtement sous le vent tiède, comme des ivrognes. Une secousse survint, il se cogna presque le menton sur le dossier du siège devant lui, le car avait freiné sur la route sèche et Pierre vit deux biches disparaître en sautant dans les blés. Le bus redémarra aussitôt, et puis le bourg fut là. Pierre descendit à l’arrêt « des Lyciets » et marcha rapidement vers la gare. « Je rentre ! Qu’est-ce que je leur dirait aux autres ? Et ta mère ? Et ta sœur ? Comme ils disent. » Le quai était quasiment désert, un train arriva, ce n’était pas celui pour Bourgoin, celui qu’il devait prendre mais il y monta quand même, l’essentiel était de partir, on verrait après. Les voitures étaient aussi vides que le quai, il prit la première place en entrant et observa les deux rangées de sièges inoccupées alignées comme des soldats de plomb. La voiture sursauta et cria quelques injures de ferraille et le quai glissa comme un tapis roulant. Il se demanda ce qu’il pourrait bien dire au contrôleur s’il passait. Il ferma les yeux un instant, les ouvrit et vit les arbres en fleurs s’enfuir à la queue leu-leu. Il eu envie d’en sentir l’odeur et se leva pour baisser un peu la fenêtre, il en fut recoiffé et ses cheveux s’accrochèrent l’un à l’autre, il sentit comme un poids sur la tête, se rassit et l’oiseau sauta sur la banquette qui lui faisait face. Pierre retira le sac de son dos et le cahier volé tomba sur le sol, Pierre ne fermait jamais son sac, Irène le ramassa et le lui tendit. Pierre le prit et le regarda bêtement.
-« Ouvre le Pierre! » Il l’ouvrit par le milieu et lut au hasard:
11 Mars : « C’est lui, j’en suis sûr » Les deux pages sont salies par le passage d’une gomme usagée.
13 Mars : «  Oui, c’est lui »
L’écriture était hachée, pas tremblante mais aiguë, avec des fins de lettres qui traînaient comme pour durer plus longtemps. Il y avait des pages blanches qu’il fallait tourner pour poursuivre.
18 Mars : Encore une page blanche mais gommée. Pierre croit voir le nom « Pierre » effacé et réécrit en grand par dessus.
22 Mars : Il ne m’a pas reconnue, moi si, je ne pense qu’à lui, c’est mon bonheur d’avant que Mamie reine ne revienne pas. ! »
23 Mars : Il a sûrement une copine, laisse tomber.
26 Mars : De toutes façons, les rochers aux crabes et Fifi brin d’acier il s’en fout maintenant, c’est un mec comme les autres, il veut des filles à baiser ! Laisse tomber Catherine, laisse tomber. Il y avait comme une trace claire au milieu de la page qui avait bleui le papier, un peu plus au centre et s’évaporant vers l’extérieur.
27 Mars : RIEN, c’était vraiment écrit: rien.
28 Mars : Rien et puis plus rien et encore rien.
31 Mars : Il est là, à la maison. Je rêve, c’est pas possible!
Pierre lâcha le cahier, il flageolait, le film passait en accéléré comme si il allait mourir : Le chauffeur de car l’avait appelée Catherine ! Et même Irène dans l’atelier de la machine à tricoter avait dit « ma Cathie ». « Elle s’appelle Catherine pas Coco! Elle joue ! À quoi ? »
Il eut froid et sentit l’humidité de sa peau, mais c’était un souvenir, quand leurs joues s’étaient touchées. Il ferma les yeux et la revit .

« Ils ont dix ans, non onze puisque il avait eu monsieur Stefanzick cette année là, dernière classe avant le Lycée. Il n’y avait pas grand monde à l’époque dans ces villages côtiers qui font face à l’Angleterre, la mer reste froide presque tout l’été. Catherine et Pierre sont du même âge et ils se sont retrouvés ensemble à jouer tous les jours, dans les rochers, les galets et sur la falaise. Il y avait aussi François Ferdinand qui était sans doute plus âgé mais pas dans la tête et pas du même monde : il ne parlait pas comme eux, par exemple il prononçait le mot plage en tirant longuement la lèvre inférieure vers le bas et une pince à linge invisible sur le nez: « plâage » et il parlait de crustacés pour un crabe alors que Catherine elle disait des clapards et des tourteaux. Il portait la plus part du temps des maillots légers blancs avec un petit crocodile vert clair et des shorts sans plis qui lui descendaient jusqu’aux genoux. Sa conversation était étrange, il appelait par exemple les pêcheurs ou paysans de la côte des indigènes sauf le couple Harduin qui tenait la ferme où il séjournait, ceux là étaient « NOS gens ». Il avait une fois invité Pierre à goûter et la mère Harduin leur avait servi une tarte aux pruneaux ma foi tout ce qu’il y avait de bien, François Ferdinand, lui, en avait écarté tous les pruneaux, avait avalé une bouchée de flan pas marron, que du jaune, et avait finalement extirpé d’une armoire une boite ronde dans laquelle se trouvaient des barres de céréales caramélisées. Ils avaient ensuite joué avec de drôles de grands maillets en bois qu’il fallait tenir par le manche, pieds légèrement écartés, un peu courbé, on s’en servait pour taper dans des boules de bois qui devaient franchir des cerceaux en fil de fer. Pierre s’était bien ennuyé, il avait de plus cassé un marteau en frappant, volontairement, une pierre et envoyé deux boules dans la fosse à purin. On ne l’avait plus réinvité. Du reste François Ferdinand n’était présent en été que par intermittence, une grosse voiture gris argentée le déposait, un soir le plus souvent, un homme avec une casquette en sortait et lui ouvrait la portière, et puis la voiture repartait pour revenir quelques jours plus tard le chercher. François Ferdinand sortait un peu et marchait parfois sur la plage tenant en laisse un petit chien frisé habillé d’une sorte de chandail plus jaune que ses poils et qui laissait dépasser la tête et la queue.
Catherine connaissait des chansons et Pierre finit par les apprendre à force de les entendre, surtout celle des « compagnons de la marjolaine » qui eut leur préférence car l’une chantait la question et l’autre y répondait et le « guet guet dessus le guet » était repris en chœur. De plus Pierre était chevalier et ça lui plaisait. Ils jouaient souvent aux pirates et découvraient des îles inconnues sur les cartes et puis Catherine, un jour, avait ouvert devant Pierre son livre illustré de « Pipi Grandes Chaussettes », Pierre avait ri car il pensait qu’elle faisait pipi dans ses chaussettes et Catherine décida de l’appeler « Fifi brin d’acier ». C’était un de ces livres pour lecteur débutant, pas une bande dessinée mais avec quelques illustrations quand même qui semblent avoir été faites aux crayons de couleur. Il y avait celle du lit en fer qui monte au ciel accroché à une montgolfière et les enfants debout dedans, ça les avait inspirés Catherine et Pierre et avec des vieilles palettes échouées, des grosses cordes vertes incrustées des coquillages que la mer apporte à marée haute et coince dans les rochers comme des trophées pour les reprendre plus tard, ils s’étaient construit une nacelle amphibie avec la quelle ils se déplaçaient aussi bien dans les airs avec les mouettes que dans les cavernes sous-marines avec les pieuvres. Au cours d’une halte dans une île chevelue peuplée de dromadaires à plumes, Pierre avait sorti de son sac un album illustré avec des images de géants ne disposant que d’un seul œil au milieu du front et qui jetaient des pierres du haut des falaises, il y avait aussi des éclairs lancés par une main puissante sur des voiliers en perdition, une jeune dame seule dans une grande sale sombre tirant des fils sur un ouvrage sans fin, et des femmes poissons sautant comme des dauphins autour d’une grande barque avec un mat : Au mat était attaché un homme. Ils lurent l’histoire et décidèrent d’y jouer, Catherine avait prétendu jouer le rôle d’Ulysse mais céda aux protestations de Pierre et opta pour un rôle de sirène qu’elle préférait à celui de Pénélope. Ils avaient donc aménagé la nacelle aérienne en navire phocéen et arrimé un mat au milieu à l’aide des cordages déjà rassemblés pour Fifi brin d’acier. Ils attendirent que les premières vagues de marée haute cognent sur la coque et Catherine baissa les bretelles de maillot pour se découvrir la poitrine sans seins, mais on pouvait les imaginer, et laissa pendre les bretelles sur les côtés et la partie dorsale de la pièce de tissu bleu élastique sur les fesses et l’arrière des cuisses, ce qui donnait, avec de la bonne volonté, l’illusion d’une queue de poisson, au moins pour elle et Pierre et c’est ce qui comptait puisqu’il étaient les rêveurs. Il fallait encore attacher Pierre au mat avec les cordes ébouriffées ramassées sur la plage. Il y eut discussion pour savoir si Pierre devait être lié nu au poteau, ils consultèrent le livre attentivement dans le texte comme dans l’image, il n’y avait aucun doute, Ulysse était attaché tout nu au mat et Pierre enleva le tee-shirt et le slip. Catherine l’attacha mais sans serrer trop fort et descendit par le rocher de proue dans les vagues haletantes. Elle se mit à chanter en inventant des mots : « Viens Ulysse, je t’aime, mon amour, vient me prendre, je languis … » et elle s’essayait aux mélodies envoûtantes comme dans les films. La mer montait et les vagues se fracassaient maintenant sur l’embarcation factice, la position de Catherine devenait difficile et elle chercha à grimper sur le rocher en se hissant avec les mains. Elle crut y arriver mais les bretelles du maillot de bain s’étaient prises dans les lassos de plantes gluantes et Catherine se retrouva prisonnière du rocher avec des vagues de plus en plus brutales. La situation devint critique et elle cria après Pierre qui, voyant le danger, se détacha et se déplaça à quatre pattes sur le rocher pour ne pas glisser sur les algues marrons agitant leurs enflures dans les ressacs, il arriva au bord du rocher, un peu en pente, tendit la main à Catherine qui la saisit et réussit à progresser lentement vers le haut tandis que des créatures avides, des tritons sans doute, lui tiraient le maillot vers le bas par les bretelles et découvraient progressivement ses fesses. C’est à ce moment précis que François Ferdinand arriva sur la corniche qui offrait un point de vue exceptionnel sur la mer et la plage et il aperçut Pierre, sur le rocher incliné et glissant, nu, à quatre pattes, le derrière aux mouettes, se penchant vers la nymphe qui se pendait à son cou, les cheveux dégoulinants et fessée par les vagues. De loin on aurait dit qu’elle tendait les lèvres à Pierre tout en l’attirant dans le chaudron écumant. Ferdinand en eu le souffle coupé, il s’étrangla et partit en courant et tirant le chien par la laisse. Ce dernier ayant buté dans un trou de lapin fut traîné comme une boite de conserve vide accrochée à une voiture de mariage jusqu’à la ferme. Ses gens accoururent aux cris et la dame relevant ses lourdes jupes traversa le champ d’avoine fraîchement coupé jusqu’à la ferme des goguettes. Celle ci était tenue avec son mari par une tante de Catherine qui l’hébergeait elle et sa mère Irène pendant l’été. Irène apportait avec elle sa machine à coudre et réalisait en échange de nombreux travaux de couture pour la famille de sa tante mais faisait aussi quelques affaires avec les autres paysans. Irène racontait aux gens, pour ne pas dire qu’elle était fille mère, que son mari était en chantier tout l’été. La dame arriva dans la cour essoufflée et toute rouge mais parvint à sortir quelques sons signifiants, Irène courut à la falaise tandis que la coursière poursuivait son marathon champêtre jusqu’au mobile home des parents de Pierre. Entre temps Catherine avait du abandonner son vêtement aux crabes et Pierre ne put remettre la main sur son caleçon emporté par une autre ondine, envieuse peut être. Catherine se noua la grande serviette de bain sous les aisselles, ce qui lui couvrit tout le corps mais laissait une large ouverture sur le côté dans les déplacements. Pierre enfila son maillot, heureusement assez long pour atteindre le haut de la cuisse, il l’étirait des deux mains vers le bas pour mieux se couvrir et en pliant légèrement les genoux comme le clown Zavatta. Ils prirent le chemin de la falaise, Pierre trottant comme un petit âne kabyle et Catherine marchant fière et droite comme une reine d’Afrique portant en équilibre sur la tête la jarre d’eau au village. Ils aperçurent les deux mères en furies qui s’approchaient à grandes enjambées, elles semblaient crier. Pierre et Catherine s’arrêtèrent et se regardèrent lèvres serrées, et l’instant d’après Pierre, qui n’avait même bébé jamais reçu de fessée, reçu la gifle de sa vie, il recula d’un mètre, il fut ensuite poussé dans le dos par sa mère qui criait « je t’apprendrai moi à respecter les filles, avance petit con ! » Elle lui donnait des tapes sur la nuque en le faisant trotter devant son ventre déjà assez rond : la petite sœur naquit quelques mois plus tard à l’anniversaire de l’armistice de la première guerre mondiale. Pierre entendit aussi derrière lui des pleurs et des cris : « Linotte ! À ton âge ! Tu n’as pas honte ? Tu sais pas ce c’est que les hommes !» Mais c’est la mère qui pleurait. Catherine n’avait pas honte, mais elle eut la tristesse que l’on a à cet âge, celle d’un déchirement. François Ferdinand, resté en arrière après avoir accompli ses devoirs d’informateur, réalisa qu’il tenait encore la laisse du chien et il se retourna : une masse grise et rouge agitée par des convulsions émettait des sons aigus comme un animal de caoutchouc pour bébé, il y avait des traînées de sang sur le trajet parcouru. François Ferdinand se plaça au milieu de la cour et, tournant sur lui même à la manière des lanceurs de marteau, mais sans la grâce et la technique, projeta la bête qui traversa les airs comme un volant de plage et tomba dans la fosse à purin où elle commença à s’enfoncer au milieu des bulles puantes éclatant à la surface. Emporté par son mouvement, François Ferdinand n’avait pas pris garde à la bouse que Martha, la plus expérimentée des dix vaches laitières de la ferme, avait délicatement posée sur le plateau en se rendant au pré et il exécuta un saut piqué avec réception sur le ventre et la tête dedans. Berthe, rentrée de sa course sortait les fers du four de la cuisinière pour le repassage et vit la scène par la fenêtre, elle sortit affolée en criant : « C’est t’y pas malheureux ! » Elle enfila ses sabots qui séchaient sur le seuil et se précipita dans la cour, saisit la louche à purin en bois avec un manche grand comme celui d’un râteau et courut à la fosse pour repêcher la pauvre bête sanglante et dégoulinante de merde, elle courut à la citerne, ses sabots éclaboussèrent de fiente de canards Ferdinand au passage qui en avala, elle rinça abondamment l’animal et courut à la cuisine pour le mettre dans le linge chaud qui lui servait de pattemouille. Godeliebe arrivait à ce moment précis, les bras chargés de rhubarbe.
– « Ma fille, va voir si tu peux faire quelque chose pour le petit monsieur dehors ! »
Godeliebe n’était pas sa fille, mais elle l’appelait toujours « ma fille ». C’était une dame de haute tradition flamande qui, en plus de son homme et de ses quatre gosses, s’occupait aussi à ses moments perdus, pour la détente, le commérage et quelques sous, de menus travaux dans les fermes voisines. Elle laissa tomber la rhubarbe sur le carrelage, mais peut être que c’était du sellerie en branche, et déboula dans la cour comme un bonhomme Michelin, saisit de ses grosses mains Ferdinand, une entre les jambes et l’autre sous la poitrine et courut à la même citerne que pour le chien, juste à côté de la soue. François Ferdinand fut dévêtu et douché à l’eau froide grâce à l’action d’une chaîne qui en libérait de grand paquets.
François Ferdinand, nu comme une grenouille, hurlait devant la truie étonnée en se touchant l’orifice anal et poussant des cris hystériques. Godeliebe eu des réflexes de bonne mère et elle réagit aussitôt avec le même amour que pour les siens : elle lui donna une bonne taloche et, s’asseyant sur le tabouret à vache, le coucha sur les genoux, le cul en l’air et dénicha d’entre ses fesses molles la motte dure qui gênait : elle l’extirpa avec ses gros doigts et lui flanqua une bonne claque sur les deux fesses :
– « Het verwarmt! »
Elle le pris sous le bras et rentra à la cuisine. Berthe donna à « sa fille » d’autres pattemouilles bien chaudes pour frotter le corps du petit monsieur de la ville, on l’enveloppa dans une grosse couverture qui gratte et puis :
– « Au lit !»
François Ferdinand garda pour pour lui l’évènement et il en rêvait encore quelques années plus tard dans son école de management en Angleterre. L’expérience lui fut utile après « the final examination » comme conseiller de campagne électorale du président de région : – « Il connaît le terrain ! » avait affirmé ce dernier.
Le petit chien eu quelques années de bonheur malgré les séquelles. On le poussait parfois gentiment du pied quand il était sur le passage, sommeillant sur la pierre bleue de l’entrée. Berthe prit l’habitude de le prendre le soir après le souper et il s’endormait dans le hamac du tablier entre ses jambes. Mais Pierre et Catherine eurent un autre destin. Pierre fut reclus au mobile-home trois jours et s’occupa de ses petits frères, et puis son père arriva, il avait un repos de quatre jours. Hélène ne raconta rien et Pierre eut quand même du plaisir à aller aux crabes comme un grand et à chercher des vers pour la pêche sur la plage à marée basse avec une grande pelle carrée. Quand ils remontaient par le chemin de la falaise Pierre jetait un œil à son embarcation disloquée dont le père ignorait l’histoire mais qu’il avait remarquée et qualifiée de cabane de Robinson Crusoé car son père aussi avait été gosse un jour. Pierre lui, cherchait des yeux l’ondine disparue et sans doute incarcérée dans une grotte sous-marine. Ils quittèrent la côte la semaine suivante et l’école reprit : Pierre débutait au Lycée.
Et Catherine ?

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Chapitre 21 Marc et Jacques mènent l’enquête

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Chapitre XXI.

Marc et Jacques mènent l’enquête.

Delestrain était dans son bureau au sud est des bâtiments quand Marc arriva, le soleil pénétrait droit dans la pièce et éclairait la porte sur la quelle était peinte une pêcheuse nu-pieds sur la grève, jupe relevée jusqu’au genoux et arc-boutée sur un madrier. Les gens du coin pas trop jeunes savaient ce qu’elle faisait : quand les flobards, ces bateaux coque de noix, rentraient de la pêche, il fallait le replacer sur le rail en bois du chariot à deux roues tiré par un cheval ou un petit tracteur. Pour ce faire, le flobard ne devait pas sortir complètement de l’eau pour en diminuer le poids, on plaçait bien la pointe de la proue à l’arrière du rail et la femme la soulevait avec le madrier tout en la guidant, tandis que le pêcheur à la poupe, cul au large, avec le soutien des dernières vagues du rivage, poussait un grand coup et le bateau glissait sur sa rampe, on criait et frappait un peu le canasson chaussé de planches pour ne pas s’enfoncer dans le sable mouillé, la bête hochait la tête comme pour dire : « J’ai compris ! » et tirait l’embarcation au sec. Marc fut ébloui en ouvrant la porte et Delestrain vit son collègue apparaître en pleine lumière, comme un revenant, la porte refermée derrière lui, on aurait cru que la pêcheuse de la porte le poussait dans le dos.
– « Assied toi ! » lui dit Delestrain, « j’ai des nouvelles ; j’ai contacté le poste de Montaban, ils ont vu ton gars, mais tiens, tu peux l’appeler toi même, il est prévenu, il s’appelle Bertrand, Bertrand Dobbelaere, je te fais le numéro ! » Il lui tendit le casque. Marc ne compta que trois sonneries et entendit la voix énoncer selon le protocole l’identité du policier, ce n’était pas des CRS là-bas, et celle du commissariat qui n’était en fait qu’un poste dépendant de celui de la sous-préfecture, mais il était question dans l’administration de restructurer tout ça. Marc se présenta et fit référence à Delestrain.
– « Ah, vous êtes le père ! » Marc soupira.
– « Oui, je suis le père de Pierre Yves Marie Charbonnier, on me dit que vous avez des nouvelles de mon fils mineur. »
– « Affirmatif ! Sauf votre respect il ne le sera plus dans trois semaines ! »
– « Qu’est-ce qu’il ne sera plus ? »
– « mineur ! J’ai le rapport du contrôle devant moi, il est du mois de Mai.»
– « Et qu’est-ce qu’il dit ce rapport à part l’âge de mon fils ?
– « Il n’y a pas grand-chose, ce n’est qu’une liste des personnes contrôlées, je peux vous l’envoyer par la messagerie. »
– « Oui mais qu’est-ce que vous savez de plus que son anniversaire ? »
 « Je sais chez qui il habite, c’est moi qui l’ai contrôlé à la descente du bus avec mon collègue. »
– « À la descente du bus ? »
– « Oui, à Montaban. C’était le début des restrictions de déplacements à cause du virus. Les décrets n’étaient pas encore publiés mais on a fait pour ainsi dire de la prévention, c’est à dire qu’on contrôlait les domiciles des promeneurs et on informait les gens. Le couple était descendu à l’arrêt du jardin botanique à la fontaine, on venait d’ailleurs de repérer un petit groupe connu sur le coin, des petites crapules mais un seul qui connaît le ballon, on sait où ils habitent ceux là, bref on demandait les papiers aux gens à la gare, aux arrêts de bus et sur le grand parking. On a bien été surpris quand on lui a contrôlé ses papiers à votre gars, on l’avait appelé « Mademoiselle », une belle fille, bien foutue qu’il avait dit mon collègue, on va lui demander ses papiers ! Ce sera plus agréable que de questionner un gros qui pue. Et c’est vrai qu’elle était mignonne avec ses cheveux noirs frisés et sa robe courte de printemps, son copain lui tenait la main.
– « Ben, vous auriez du écrire un rapport et l’envoyer à un éditeur, vous auriez eu un prix à la rentrée ! Et mon fils dans tout ça ? »
– « C’était la fille ! »
– « Quoi la fille ? »
– « Bon oui, en regardant les papiers on a du lui demander de confirmer son genre et son copain riait sous cape ! Je veux dire sous son masque en tissu. »
Marc était devenu un peu rouge et le ton de sa voix devenait agressif.
– « Alors il faisait la fille avec un mec ? »
– « Non, pas vraiment, parce que quand on a contrôlé le garçon on a constaté que c’était une fille ! »
Il y eut un silence pesant de presqu’une minute, Delestrain, derrière son écran, faisait mine de taper quelque chose au clavier et jetait des coups d’œil sur Marc. Marc demanda finalement si ils connaissaient la fille ; oui, ils la connaissaient sur le coin, mais ils ne l’avaient pas reconnue tout de suite, habillée comme ça et puis c’était plutôt les dames de la ville qui la connaissaient à cause de la couture, parce qu’elle était connue pour ça au pays, une couturière. Oui on connaissait son adresse, au lieu dit «  Le bois Madeleine » :
– « il n’y a qu’une maison, la sienne, les gens disent « La maison du chêne ».
– « C’est une maison en sucre et en pain d’épice, je parie ! Elle s’appelle comment cette sorcière ? »
– « Catherine Laignée, elle a à peine dépassé ses dix huit ans. Sa mère a été tuée par un camion il y a deux ans. La maison appartenait à son grand-père, un ingénieur des eaux et forêts, mais il lui en a fait don l’an passé avant de se caser tout seul dans une maison de retraite. Delestrain regarda Marc dans les yeux et puis lui dit :
– « Tu vois, il a trouvé chaussure à son pied ton gars ! »
– « Oui, avec une fille garçon manqué ! »
– « J’dis ça, j’dis rien, mais t’aurais préféré avec un garçon fille manquée ? »
– « Beh … » On aurait presque cru à un grognement d’ours des Pyrénées du temps de la république espagnole.
– « Marc, j’te mets en récup’ jusque dimanche ! Va t’en laver tes gambes à’l’jetée! » Marc était resté sans bouger sur sa chaise et Delestrain le regardait aussi en souriant de toutes ses dents blanches et aussi de celle qui manquait à gauche derrière la canine, immobile, on se serait cru au musée Grévin et puis Marc s’était levé, avait fait le salut militaire et dit :
– « Merci min fieu ! » Il fit le demi-tour réglementaire sur les talons, fit un pas vers la porte et puis se retourna :
– « Hé ! Min fieu ? »
– « Oui Marc ? »
– « Pourquoi t’as jamais fait mettre une prothèse pour ta dent ? »
– « J’en ai plein d’autres ! »
– « Avec des dents pareilles t’es comme une fille avec des belles jambes et qui en aurait perdu une ! »
– « Alors ça lui ferait une belle jambe ! »
Marc hocha la tête, refit son demi-tour et quitta la pièce lentement, ferma la porte derrière lui et courut dehors, monta dans la voiture et démarra, il voulait passer par la maison avant d’aller jusque Montaban, il voulait en parler avec Hélène d’abord.

Jacques avait sonné chez les Charbonnier un peu avant dix-neuf heures, la porte s’ouvrit et le carillon de Saint Christophe égrena son petit air, la porte s’était ouverte doucement, hésitante et Marie avait montré son nez dans l’entrebâillement puis sa tête blonde pas coiffée et elle avait demandé en ouvrant la bouche toute grande :
– « T’es qui, toi ? »
– «  Jacques, un copain de Pierre ». Il l’avait entendu courir dans le long couloir carrelé en criant, « Maman ! Maman ! C’est un copain de Pierre ! ». Hélène était apparue au bout du couloir en tablier, les manches retroussées et des gants en caoutchouc rose sur les mains, elle avait déjà entraperçu Jacques à l’occasion de rencontres sportives auxquelles elle avait assisté, le prénom lui était familier et puis, un roux pareil, ça ne s’oublie pas.
– « Entre au salon Jacques, je termine mon carrelage et j’arrive ! Montre lui Marie ! » Marie était revenue toujours en courant, elle avait ouvert la première porte à gauche au début du couloir et fait pénétrer Jacques dans la première partie du salon, celle que l’on fermait jadis avec des grandes portes en accordéon et où l’on faisait attendre les visiteurs sur des chaises Louis Philippe. On y servait le thé ou le café aussi. On ne fermait plus ces grandes portes depuis plus d’un demi-siècle, elles avaient disparu d’ailleurs, il n’en restaient que les paumelles fixées sur les battis encastrés dans les murs et qui avaient survécu aux vagues culturelles comme des vestiges archéologiques, mais on y mettait toujours des chaises chez les Charbonniers, quatre, avec des pieds et un dossier droit en bois laqué blanc, les même qu’à la cuisine, il y avait une table assez grande qui avait du être de style Henri IV, en bois noir et avec des traces de vernis. On lui avait coupé les jambes balustres à mi-hauteur pour en faire une table basse. Il y avait ce tapis rouge usé avec comme des cheveux gris tout autour et sur lequel Pierre avait l’habitude de jeter son sac en rentrant du Lycée. Marie poussa une chaise vers Jacques et grimpa sur une autre pour le regarder en balançant les jambes sans rien dire et les deux mains posées l’une sur l’autre entre les genoux dans la toile de la robe. Jacques la regardait aussi. Hélène traversa le salon par l’autre bout en s’essuyant les mains dans un essuie blanc strié de lignes rouges, Jacques se leva.
– « Bonjour Jacques, je t’ai vu sur le tapis au judo. Pierre n’est pas là tu sais. »
– «  Oui je le sais madame, c’est pour ça que je passe, il est chez une copine vers la côte mais je ne connais pas l’adresse, on veut aller chercher une copine du club qui a des problèmes dans sa famille mais on ne connaît pas l’adresse exacte et puis, je voudrais aider Pierre, c’est mon copain. »
– « Son père est prévenu, ils s’étaient disputés il y a une semaine » .
– « Vous savez où ils sont ? On veut aller chercher Fatimata, son oncle et moi, il y a eu des photos dans internet et ça va mal dans la famille. »
– « J’ai entendu parler. Ils sont à Montaban au bois Madeleine, ça s’appelle comme ça, il n’y a pas de numéro parce qu’il n’y a qu’une maison. Mais tu veux que je demande à Marc de ramener Fatimata en même temps ? »
– « Non Rachid il dit que c’est mieux qu’il y aille et en plus il connaît Pierre, il peut l’aider aussi, Pierre a confiance en lui .»
– « Son ancien prof de Physique Chimie ? »
– « Oui, et toujours notre maître de judo. Merci beaucoup, je vais y aller parce que on voudrait arriver avant qu’il ne fasse noir. »
Marie s’était agitée sur sa chaise, son regard allait de Hélène à Jacques, elle sauta de la chaise et courut vers Jacques :
– « Tu vas chercher Pierre ? Tu vas chercher Pierre ? » Elle regardait Hélène : « Pourquoi il est parti Pierre ? Je veux aller voir Pierre ! »
– « Il va revenir, Papa va le chercher ! »
– « Je veux aller chercher Pierre ! » elle courut vers Jacques de nouveau et tira sur sa manche :
– « Je peux venir aussi ? Je veux aller chercher Pierre ! » Jacques restait là debout comme un épouvantail secoué par le vent, il regardait Hélène pour savoir ce qu’il devait faire, mais Hélène ne savait pas non plus, elle agrippa gauchement Marie par le bras près de l’épaule et la tira en arrière :
– « Allons Marie, laisse Jacques tranquille, papa s’en va chercher Pierre, il va revenir ! » Hélène fut prise par surprise, elle n’avait pas cru que ça puisse arriver. Il est vrai que Hélène n’usait jamais de force physique contre ses enfants encore petits, Marie regarda sa maman étonnée, elle avait senti la prise de la main qui serrait sur son petit muscle et s’était dégagée violemment.
– « Moi aussi je vais partir ! Je fais comme Pierre ! » cria t-elle, elle passa la porte du salon restée ouverte et Hélène entendit médusée la porte de la rue claquer et resta figée la bouche ouverte. Jacques regarda Hélène et courut à la rue. Il aperçu Marie. Elle passait le coin au bout de la rue en face de l’épicerie et disparut; Marie s’arrêta à la porte cochère de la menuiserie Carpentier, la porte au fond de la cour était ouverte et on entendait des coups de marteaux et le glissement haché d’une scie à ruban, ça sentait bon ; elle sentit quelque chose sur son épaule et crut à un oiseau, elle y posa la main et en sentit une autre, elle leva la tête et vit une sorte de génie avec des cheveux qui brûlaient sans se consumer et des yeux d’émeraude. Il lui souriait.
– « On va aller le chercher ensemble Pierre, t’es d’accord ? Pierre c’est mon copain. »

*

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Chapitre 20 Un vrai mec

illustration: yukiryuuzetsu

Chapitre XX.

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Un vrai mec.

Gérard avait garé le tracteur rue du moulin, il y avait effectivement un reste, un mur en arc de cercle sauvé de l’écroulement complet par le lierre et quelques arbustes qui y poussaient. La mairie en avait fait une petite aire de repos en terre rouge avec deux bancs et des bacs à fleurs. Ils étaient quatre, deux sur chaque banc, une boite de bière à la main, fumant et jouant à faire tourner les masques sur un doigt avec l’élastique. On remarquait d’abord Christian à cause de son pantalon jaune fluo avec des reflets oranges, il avait une tête un peu rouge et des joues flasques mais Adrien était le chef ! Le plus âgé et le plus grand, le visage gris avec des yeux brillants qui s’agitaient dans leurs orbites. Une grosse ceinture à boucle serrait le pantalon de tissu côtelé. Il portait une veste vert de gris avec des poches à fermeture éclair.
– « Hé Lebrun ! Viens boire un coup ! » Gérard s’approcha, traînant ses grosses chaussures sur le pavé et se frottant les mains noires de la graisse du volant l’une contre l’autre, il s’en était d’ailleurs mis sur le bout du nez en se grattant.
– « J’ai pas beaucoup le temps, je suis venu chercher la sarcleuse, ils nous l’ont ressoudée à la carrosserie, on est déjà en retard pour les semences. »
– « Assied toi, j’te dis, bois un coup ! » Adrien se leva et lui tendit une boite qu’il avait sortie d’un grand sac plastique de supermarché, lui donna une grande tape dans le dos, une habitude rodée jadis au collège, école où Gérard avait appris, ce qu’il savait déjà, que son père n’était pas son père, que sa mère n’était pas sa mère, qu’il était moins que les autres et, parmi les autres, moins que Adrien et Adrien, lui, se savait supérieur, il était aussi plus grand faut dire et parlait d’égal à égal avec les jeunes profs débutants et ils méritaient bien leurs noms parce que Adrien en avait buté un de débutants, en tous tous cas ça se disait. Les trois autres sur les bancs, appuyés des coudes sur leurs genoux et la canette serrée des deux mains, avait levé les yeux et ricanaient sans savoir pourquoi, parce que on ricanait toujours quand Adrien parlait, une façon d’approuver ce qu’il disait et de se mettre à sa hauteur. Gérard ricana aussi en hoquetant comme un bossu enroué et pris la bière, de la mousse coula sur ses mains huileuses en tirant sur la languette en fer blanc et il s’en mit encore sur le menton et dans le col à la première rasade.
– « Alors Lebrun toujours à traire les vaques à merde des Dutertre ? »
– « Ben ouÈ ! C’est mieux que rien non ? » Gérard se passa la manche de sa blouse de travail sur la bouche et s’en maquilla le tour de la même crème que pour le nez et but une deuxième gorgée.
– « Tiens, assied toi, il y a de la place là ! » Adrien le poussa d’une main sur la poitrine vers le bac à fleur et Gérard y tomba assis le cul dans la terre et les genoux plus haut à cause de la bordure en bois, il du se retenir de la main libre en arrière pour ne pas s’allonger tandis que de la mousse giclait hors de la boite, des tulipes restées debout balançaient leur tête entre ses cuisses. Adrien tira une cigarette d’un paquet pour la faire dépasser et la passa sous le nez de l’autre :
– « T’es mignon comme ça Gérard! Tiens, fume ! »
– « Je fume pas ! »
– « Mais si tu fumes ! » Il lui enfonça la tige entre les lèvres et approcha le briquet allumé. Gérard aspira sur les injonctions de Adrien, toussa, but une gorgée de bière, retoussa, cracha et fuma encore.
– « Voilà, tu seras un homme mon gars ! Il te manque encore la fille avec les pipes et tu seras complet. Le problème c’est qu’il y a carence dans le coin, on en voit de moins en moins, on est obligé de se prendre des mecs ! Heureusement on en trouve qui aiment ça, hein Robert ? » L’un des trois autres leva la tête et regarda Adrien.
– « Alors Robert, réponds ! Dis le ! » L’autre hocha une paire de fois la tête.
– « Mieux que ça Robert ! Dis le « Oui, J’aime ça ! » » Et l’autre répondit.
-« Oui ! J’aime ça ! » Adrien était debout devant Gérard toujours assis dans les fleurs, sa braguette à hauteur de nez, il le tira légèrement vers le haut par le talon d’une oreille, ce qui obligeait à lever le menton vers le haut:
– « Tu entends Gérard ? Robert il aime ça ! Tu veux que je t’apprenne aussi à faire la fille ? Faute de filles on prend des merles ! » Il rigolait et il relâcha Gérard pour se rasseoir sur le banc.
– « Alors, qu’est-ce que tu fais de beau à la Malcense ? Toujours à nettoyer du brun ? Tu portes bien ton nom, hein Lebrun ! » Il avait sorti de la poche un couteau à cran d’arrêt avec un manche en corne et éjecta la lame de dix doigts de longueur, il y eu un éclair, Adrien s’amusa à jouer du reflet du couteau avec le soleil en le promenant sur les yeux des autres qui, éblouis, baissaient les yeux à tour de rôle.
– « On prépare la terre aussi et on range le foin ! On a vidé toute la grange hier avec le père Dutertre, il avait vu comme de la fumée et il avait peur que ça prenne, il y a des fois des gens de la ville qui vont au bois Madeleine en voiture avec des filles et en rentrant ils jettent leurs mégots par la fenêtre! Mais des filles, en ce moment on en a assez, cinq elles sont avec la couturière et avec des belles fesses, je les ai vu pédaler en jupette il y a quelques jours pour porter l’échelle à La Maison du Chêne et j’étais aux premières loges sur la remorque, je regardais dedans et elles me souriaient en sortant leur langue, je vais les voir le soir, une chaque soir ! » Adrien l’écoutait un peu rouge et le menton en avant.
– « Tu écris des livres maintenant Gérard, des romans ? C’est maman Dutertre qui te raconte des histoires pareilles, le soir, avant de faire dodo ? La belle au bois dormant ? C’est pas beau Gérard de mentir ? »
– « J’mens pas j’te dis ! Elles sont cinq là-bas et elles font tout c’que j’leur dis ! »
– « Raconte un peu Gérard, elle sont comment ces filles ? Et c’est qui cette couturière ? tu veux dire la Lainier, la fille de sa mère ? »
– « J’sais pas moi! C’est la mère Dutertre qui l’appelle comme ça mais le père il dit toujours la petite reine, mais c’est pas la plus belle, avec ses cheveux raides on dirait un garçon, elle marche comme eux en plus et elle met des pantalons. Mais il y a une brune et une jolie bonde, elle sont même venues à la maison.»
– «  Y’aurait pas des fois une petite frisée avec des cheveux noirs ? »
– « Si, si, il y en a une comme ça, c’est la brune, elle est frisée, elle était là pour l’échelle avec la blonde, c’est pour l’échelle qu’elles sont venues à la maison en vélo … »
– « Hé les gars, vous entendez ? Ça pourrait être la petite du parc ! On va la faire grimper à l’échelle la frisée ! » Les autres ricanèrent de nouveau mais ils auraient pu tousser aussi. Adrien tourna la tête vers eux en signe d’approbation et reprit:
– «Et les trois autres ? »
– «Les trois autres ? »
– «Oui les trois autres ! Tu m’as bien dit qu’elles sont cinq ? »
– «Il y a une petite avec des longs cheveux blonds, celle qui était là à la ferme avec la brune pour l’échelle, elle sourit tout le temps et elle a pas l’air farouche. »
– «Tu nous l’a déjà dit ça Gérard! Les deux autres ? »
– «J’sais pas moi, je les ai vues de loin. »
– «Dis donc Gérard, tu m’as dit que tu vas les voir tous les soirs et qu’elles tirent la langue ? Tu sais ce qu’on fait aux menteurs Gérard ? On la leur coupe et pas que la langue. »
Adrien agita son couteau devant Gérard, passa la pointe sur le milieu de sa veste, fit sauter un bouton et fit glisser la lame entre les cuisses de Gérard qui lâcha sa canette; elle se vida dans la terre non sans avoir éclaboussé l’ourlet des jambes de pantalons de Adrien.
– «Vous avez vu vous autres, il ment, il gâche la bière et cochonne mes habits du dimanche, faudrait lui apprendre les bonnes manières, t’as oublié mes leçons du collège Gérard ? Tu veux une piqûre ? Il te faudrait un rappel je crois. Lève toi Gérard  ! »
Gérard s’extirpa du bac à fleurs et Adrien le saisit à la ceinture, en tira l’anneau et la fit glisser hors des passants, il en fit une boucle dans laquelle il passa le couteau et la coupa en deux morceaux qu’il donna à Gérard.
– « Mets toi ça dans les poches! Alors Gérard, les filles c’est tout mensonge ? »
Gérard baissa les yeux en saisissant les deux lambeaux de cuir.
– «J’ai pas menti pour les filles, elles sont vraiment cinq là-bas, sauf que le soir, je reste à la ferme et que souvent je dois encore faire rentrer les poules avant d’aller au lit. »
Adrien se tourna vers les autres:
– « Hé beh on va y faire un tour hein ? On va s’en occuper nous de tes poules. Qu’est-ce que vous en pensez vous autres ? Des filles ça change des mecs, hein Robert ? Même celles avec des pantalons, on va lui baisser le pantalon à la couturière, on va lui apprendre à faire la fille.» Il avait passé la main sur la joue de Robert en la caressant, pincé un peu l’oreille puis fouillé les cheveux en écartant les doigts et les agrippant, tiré lentement la tête en arrière et fourré l’index dans la bouche : « suce ! »
– « Gérard ! J’espère pour toi que tu n’as pas menti ! Attends nous à la Vierge du sentier aux anguilles à neuf heures, tu nous montreras le chemin ! Tu vas pas les garder pour toi tout seul hein les filles ? Si t’as menti c’est toi qui le fera, la fille, et on est quatre ! On est partageux, tu sais.»

*

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Chapitre 19 Une affaire maritime

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Chapitre XIX.

Une affaire maritime

Marc faisait ses premiers pas à la Maritime. Delestrain lui avait montré son bureau : il était conseillé de nettoyer le matériel, pas seulement le clavier, l’écran et la souris mais aussi le disque dur et le dessus de la chaise.
– « Ne marche pas à pieds nus et surtout pas sur le tapis ! » On attendrait la semaine prochaine pour les sorties en mer.
– « Ah tiens ! Il y a une déposition à prendre cette après-midi, tu peux peut être commencer par ça : une jeune femme qui ramasse des algues pour les restaurants, les poissonniers et quelques fermiers. Elle a ses autorisations. Elle s’est fait agresser sur la plage de Vinghezelles. Tu peux t’en occuper ? » Ben oui, bien sûr qu’il pouvait s’en occuper Marc, il faudrait bien s’occuper de toutes façons. Il avait introduit la dame à quinze heures dans son bureau. Le genre de dames du coin mais encore jeune, pas la trentaine. Marc avait enlevé ses lunettes qu’il n’utilisait que pour lire et travailler et les avait posées sur le bureau. Il s’était levé pour la saluer et lui tendre une chaise. Elle portait une jupe assez lourde mais bien coupée qui s’arrêtait sous les genoux et on voyait une ligne rouge sur chaque mollet, la trace des bottes. Sûrement qu’elle avait fait un effort pour s’habiller, elle portait un chemisier blanc crème avec des dentelles discrètes sur l’ourlet des boutons de devant et un grand châle de laine grise et bleue sur les épaules, mais elle tenait en main un ciré jaune, au cas où.
Elle s’assit et tira le fichu de la tête cuite par la mer et le soleil et aussi le masque en tissu : elle avait un beau sourire pensa Marc. Une relation du port l’avait transportée à travers la zone presque déserte jusqu’au bureau des affaires. Elle avait un petit sac rectangulaire qu’elle avait vidé sur la table pour trouver sa carte d’identité et son inscription au registre, Yvette Dusquesnes, c’était son nom, Delestrain lui, avait déjà auditionné l’agresseur qui prétendait être l’agressé : elle avait un grand couteau et on ne l’avait jamais vu au village, lui il défendait l’environnement et d’ailleurs il avait présenté une liste aux dernières municipales, lui il était du coin et des immigrés de Calais on en voyait parfois jusque chez nous, « si on ne se défendait pas alors on sera immigré chez nous, vous comprenez. C’est de la légitime défense. »
– « Ah ! Et la main entre les cuisses c’est de la légitime défense ? » Lui avez demandé Delestrain, il y avait deux témoins.
– « Des étrangers ! Des belges !On l’entend à leur accent ! »
En attendant c’était la dame la plaignante et lui l’accusé, on lui demandait de ne pas s’éloigner de son domicile, mais de toutes façons avec le confinement … La dame ce qui l’embêtait surtout, c’était pas la main, elle en avait vu d’autres, c’était ses sacs d’algues perdus, une journée de travail, il y en avait bien pour vingt Euros et aujourd’hui elle ne pouvait pas travailler puisqu’elle était là. Peut être que le juge en plus de l’amende pénale jugerait d’une indemnisation, on pouvait l’espérer. La déposition terminée la dame rangea ses papiers et rassembla le fatras de ses objets éparpillés sur le bureau de Marc, en fit un petit tas et le fourra dans son sac, elle se remit le fichu sur les cheveux noirs coupés courts, son châle sur les épaules et, consultant le ciel par la fenêtre d’un œil météorologue, coucha le ciré en cape sur les épaules. Marc resta un moment sur sa chaise, les jambes tirées sous la table et les bras croisés, son téléphone vibra, c’était Hélène.
– « Marc, il faut aller chercher Pierre ! »
– « Qu’est-ce qu’il se passe ? Tu sais où il est ? »
– « Pas vraiment, chez une copine pas loin de la côte ! »
– « Et ben tout va bien, chez une copine ! Tout est pour le mieux ! »
– « Non pas vraiment, ils ont joué à faire des vidéos, elles sont sur les réseaux et ça tourne mal » !
– « Du porno ? »
– « Non, un défilé de mode,je t’expliquerai, mais il faut trouver l’adresse de cette fille et aller le chercher ! »
– « Elle s’appelle comment ? »
– « Ils ne savent pas, ils disent tous Coco ! C’est une couturière. Elle habite dans le coin de Montaban.»
– « Qui ça ILS ? »
– « Daniel et Claire,des amis de Pierre, ils sont passés à la maison. »

Delestrain avait trouvé Marc dans son bureau les coudes sur la table et la tête dans les mains, il avait l’air d’avoir un problème le collègue, d’abord il n’avait plus de lunettes, la dame auditionnée les avait mises dans son sac en remballant son bric-à-brac et puis Marc avait parlé de son grand garçon et de sa fugue et Delestrain connaissait la musique, il en avait eu des gamins comme ça, comme moniteur de sport mais aussi dans l’armée, des jeunes gendarmes sortant de l’école, pas des durs, des forts en sport sentimentaux. Ils arrivent jeunes et beaux dans un costume tout neuf, ils sont fiers et ils pensent qu’on va les aimer et les admirer. Ils pensent que l’été ils vont surveiller des plages et sauver des baigneurs imprudents avec le bateau pneumatique à moteur. Et puis ils se retrouvent sur les routes, pas des départementales, des nationales embouteillées à sept heures du mat’, les accidents et le sang dans l’herbe des fossés encombrés de bouteilles plastique et de papiers gras et puis un jour ils marchent en rang comme des romains, un bouclier transparent à la main et casque de cosmonaute sur la tête, indifférents aux cris de haine. Et une nuit ça commence, on se retourne une fois dans le lit, et puis deux, vers trois heures on se fait une tisane en cuisine et la maman des gosses se lève aussi et demande :
« Qu’est-ce qu’il se passe ? Tu es malade ? »
Oui, ça commence comme ça.
Il avait des relations Delestrain dans la Grande Maison depuis le temps et il allait le trouver son Pierre, en attendant il ferait mieux de rattraper la jeune dame, pour ses lunettes, il l’avait vu partir à pieds sur le quai. Une petite pluie très fine s’était mise à tomber avec la marée bientôt basse, ça s’arrangerait dans une heure ou deux mais pour l’instant le gris dominait encore que en haut les grosses chaussettes de laine sombre qui s’étiraient lentement comme débordant d’un sac à linge sale laissaient sortir du bleu par des trous. Marc dans sa 4L vit la dame au loin marchant sur la dalle craquelée et scintillante des gouttes d’eau et de la lumière changeante. Il était resté en uniforme. Il ralentit puis s’arrêta un peu devant la dame qui marchait tête haute en plissant les yeux contre la pluie, il sortit de la voiture et attendit :
– « Madame, vous voulez bien vérifier dans votre sac, vous avez pris mes lunettes sur mon bureau ! » La dame s’était arrêtée, étonnée. Elle regarda son sac et eu un geste pour l’ouvrir, puis bloqua le geste :
– « Il va pleuvoir dedans ! » En effet l’eau coulait sur le front de Marc et perlait sur les cils.
– « Montez dans la voiture ! » Ils s’assirent devant, la dame ôta le ciré qu’elle posa sur les genoux et renversa son sac dessus.
– « Elles sont là ! » dit Marc, je les vois à côté du petit paquet rose-bleu, là ! » La dame fixa l’endroit indiqué par le doigt de Marc, saisit les lunettes et lui tendit :
– « Vois là ! J’les a r’pécailles ! J’m’excuse ! » fit la dame en tirant la bouche d’un côté, « C’est heureux qu’vous l’ayez ravissé, c’est vos zis qui en auraient pati ! » Marc pensa qu’elle devait encore traverser toute la zone portuaire entre les hangars délabrés, il lui demanda si elle habitait loin.
– « Près des « Quilles en l’air, pour ça de l’air, on peut dire qu’on en a là-bas ! On voit la mer d’in haut et quint y fait bieau in peut r’luquer les Inglés qui pêquent ed l’aut’ costé.» Marc avait eu du plaisir au bureau à entendre son « parler », un peu comme celui de son père, il l’avait entendu, tout petit dans son quartier, et il avait répondu :
– « Ça fait une trotte ! J’va vous rallonger jusque là ! » Elle en fut toute retournée la dame, elle prit toute la demi-heure du trajet à remercier et en plus, être raccompagnée « à ch’maijon » par un « Jean d’armes », « Ça va causer d’un’l quartier ! ».
– « Vous permettez que’ j’mette min paletot derrière, je’n voudroie point machuquer m’bell quemiss, c’est celle pour aller al capelle ! Te comprin ? Te permets que j’te dise Te, hein ? » La dame elle expliquait à Marc que c’était une « quémiss » qu’elle tenait de sa mère, c’était un cadeau de noces, mais sa mère la mettait aussi à la procession du Quinze Août, c’était une couturière de Montaban qui l’avait faite, une amie de sa mère, elle l’appelait « La Reine » dans le quartier mais son nom c’était Irène, la pauvre avait été tuée par un camion sur la route des dunes entre Radinghen et Engrenaert mais sa fille avait repris l’affaire, « Atelier Cocoricomode », c’est elle qui lui avait fait la jupe, pour pas cher, elle avait apporté le tissu anglais que son homme avait eu par un ami de l’autre côté, ils en faisaient des manteaux là-bas pour la pluie, « parce que chez eux, y drach’ ed toudis » mais elle en avait fait une jupe et bien chaude contre le crachin de la mer.
Au retour Marc était entré directement chez Delestrain sans frapper :
– « Chef, ça vous dit quelque chose une couturière tuée il y a deux ans par un camion sur la route des dunes ? »
– « Marc, arrête de m’appeler chef ! L’an prochain je suis à la retraite ! Appelle moi « le vieux » ou « mon vieux », « Min fiu ! tiens, c’est plus affectueux.  Oui, bien sûr je m’en souviens, deux ans et demi ! »
– « Je crois que mon fils est chez elle, je veux dire chez sa fille, c’est elle qui a fait la jupe de la glaneuse d’algues, elle est sur Montaban. »
– « Je connais quelqu’un là-bas, je les appelle. »

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