
Chapitre XXIII.
François Ferdinand et l’agression.
François Ferdinand était arrivé à la ferme en fin d’après-midi accueilli par ses gens. Berthe Harduin n’avait survécu que quelques années à la mort de son petit chien et c’est sa fille Yvette qui avait repris la ferme avec Émile, elle avait en effet trouvé à marier sur le marché à Marquise. Émile, lui, n’avait pas de ferme mais cultivait des fleurs et des plants de légumes dans son potager, et il faisait ça très bien. François Ferdinand qui faisait la navette entre Londres et Paris avait évalué les avantages à en tirer : le BIO, le Végé et le Végan, les herbes, la médecine douce. Il avait fait installer des serres qui produisaient presque toute l’année sous l’œil expérimenté de Émile, elles profitaient du soleil levant sur la bute de Tourghem avec sa chapelle romane et couchant sur la bouée-phare qui dansait la gigue à mi-chemin des hautes falaises blanches anglaises; deux garçons y œuvraient, plus ou moins, suivant les saisons, quand on leur disaient de venir. Émile et Yvette n’étaient pas salariés puisqu’ils tenaient la ferme, du reste ils ne comptaient pas les sous, ils n’avaient pas la tête pour ça, il y avait un petit pot dans lequel ils mettaient les pièces et petits billets que leur procurait la vente directe à la ferme et les petites largesses du bon monsieur, ils y puisaient quand ils en avaient besoin, pour payer le ramoneur une fois par an et l’épicier ambulant une fois par semaine; François Ferdinand payait les impôts, l’eau et l’électricité et confiait le reste à son comptable, le coût du travail était compétitif. La petite production transitait sous la Manche en petites caisses de bois par le tunnel et se vendait à très bon prix dans une boutique macrobiotique de la City. On s’efforçait de relever les petits murs effondrés autour de la ferme et l’on replantait des haies pour protéger les cultures BIO des surfaces louées à la Green Petroleum public limited liability company destinées au topinambour transgénique et au colza. François Ferdinand aimait à rendre visite à la Ferme des Marais chez les Vanderbeeken et y saluer Godeliebe pour qui il avait gardé beaucoup de tendresse, elle terminait sa vie près de la cheminée en hiver ou l’été dans un fauteuil d’osier sous le merisier ; elle était entourée de sa fille Guerda et de son gendre Guido qui lui avaient fait trois petits enfants ; Guerda avait une petite sœur à la maison beaucoup plus jeune mais solide, encore célibataire, avec une bonne poitrine, des cuisses puissantes et des gros doigts. François Ferdinand lui apportait à chaque visite un cadeau et puis se rendait à la grange en sa compagnie, Guerda fermait les deux portes et les ré-ouvrait une demi-heure plus tard; il était question de mariage. Il accompagnait parfois Henri-Pierre Delafosse, président de région, dans ses déplacements sur le terrain, ce qui lui valait d’être connu et respecté. François Ferdinand donc, après avoir dîné, gagna la nouvelle salle de bain, pris une douche, se rendit en peignoir à sa chambre-appartement sur l’aile sud, se prit un pyjama frais dans la garde robe entretenue par Yvette, se couvrit d’une robe de chambre en laine de mouflon qui lui descendait jusqu’aux chevilles et ouvrit sur la table-bureau près de la fenêtre son ordinateur portable. Il avait fait monter sur le mat de son éolienne privée une antenne qui lui assurait une bonne liaison au réseau. Il trouva rapidement la page « Cocoricomode » et en examina les articles. Jeannette avait bien travaillé pour Catherine qui l’avait rémunérée de la confection d’une robe et du tissu nécessaire. Il y avait une sorte de mannequin en trois dimensions que l’on habillait soi même avec les modèles choisis ; haut, bas, haut et bas, le prix s’affichait suivant les combinaisons : du bon boulot. François Ferdinand se disait que Catherine devrait faire aussi pour les hommes, elle doublerait sa clientèle potentielle, son esprit des affaires se mettait à tourner, en roue libre : « faire des sous-vêtements, oui, des sous-vêtements femmes, ça attire la clientèle masculine qui en achète pour les faire porter par leurs amies et le client mâle se commande en même temps des vêtements pour lui même. » François Ferdinand s’attarda sur quelques modèles ambigus, il se disait que quelques uns pourrait faire ravage chez les jeunes traders et dans la communauté : « L’androgyne ! C’est une idée ça ! Un seul modèle pour les deux sexes ! Économie d’échelle mais surtout de création et de pub ! »
François Ferdinand s’était excité, les idées se bousculaient dans sa tête. Sa tentative d’appel échoua trois fois, mais c’était la porte à côté. Il était comme ça François Ferdinand, quand il avait une envie il devait la satisfaire. Il lui ferait une proposition à cette fille. Elle avait du talent ; il voyait déjà la deuxième boutique à la city ! Les synergies avec la boutique Végan ! « Yey boy ! Go ahead !». Il prit sa veste, descendit par l’escalier extérieur et démarra la limousine grise cristalline arborant trois cercles dorés enchaînés l’un à l’autre sur la calandre.
Pierre s’était regardé dans la vitre du train, il ne voyait plus la plaine, le reflet de son visage la cachait. Il avait gardé sa veste de pluie sur le dos et fit un geste pour la retirer. Il y avait comme un poids du côté gauche, c’était la poche qui tirait vers le bas, à cause de ce poids exactement. Il y mit la main et reconnut la forme au toucher: la clé ! Il la saisit. « J’ai la clé ! La clé de la pièce fermée ! Je lui ai volé sa clé ! Et le cahier, je dois lui rendre .» « Catherine ! »
Le cri résonna dans sa tête comme dans des montagnes. Avait t’il crié vraiment ? Il se leva et remit le cahier dans le sac. Il le ferma bien, contrairement à son habitude, avec les cordons bien serrés et il courut au palier de sortie. L’omnibus ralentissait et crissait en stoppant à la petite gare de Marquise où personne n’attendait. Pierre sauta du train, traversa la voie ferrée sans regarder et courut vers la petite route qui mène au bois Madeleine en passant par le hameau de « Lamalcense. Il coupa à travers champs.

Mais déjà au bois Madeleine une voiture couleur sang de bœuf à cinq portes, sale et boursouflée de plusieurs côtés clopinait en crissant et lâchant sporadiquement de son arrière fétide des gouttes noires et grasses sur les cailloux blancs du chemin. Catherine était montée à l’étage, pensant soigner sa peine en rangeant les toilettes du défilé. L’ordinateur était resté allumé et affichait la pièce en vue plongeante comme une caméra de surveillance. Elle eut l’idée d’appeler Jeannette, pas pour lui demander des comptes, ça n’avait pas de sens, Jeannette faisait partie de ces gens qui ne voient pas la méchanceté, qui en ignorent l’existence même, ces gens font des boulettes sans conséquences pour eux même car, comme ils sont sans arrière-pensées, ils n’offrent pas de résistances aux projectiles, les flèches empoisonnées ne font que les traverser sans dommages pour les organes mais poursuivent leur course pour en toucher d’autres, s’y ficher et les faire souffrir là où ça fait mal. L’écran afficha une imitation de caillou tombé dans l’eau pour indiquer l’appel en cours et abandonna les dernières ondes sur les bords de l’écran : « Votre interlocuteur n’est pas en ligne ». Catherine programma un nouvel appel pour une heure plus tard. Fatima était à la cuisine, elle profitait des dernières lueurs, assise à la table pour travailler ses maths, sans goût, avec le vide du « à quoi bon ? ». Un bruit dehors lui fit lever la tête et vit derrière la fenêtre à petits carreaux des ombres se déplaçant rapidement, son cœur bondit, elle sentit la menace et se précipita à la porte pour la verrouiller, un pied dans l’embrasure l’en empêcha et elle entendit dehors le bruit des volets que l’on ferme.
La limousine grise de François Ferdinand Fladhault scintillait sous le croissant de lune, on ne voyait plus que la moitié des étoiles. Elle progressait débonnairement sur le chemin de terre bordé de haies et de pruniers. La battisse apparut, ou plutôt son ombre qui dessinait sa silhouette sur le clair obscur du ciel et des champs. De la lumière filtrait des volets de la façade que l’on venait de fermer. Une vieille guimbarde mouchetée de blanc entravait la moitié du sentier et François Ferdinand dut parquer la voiture dans un trou de haie qui donnait accès à une petite prairie, il se dit que ce serait un bel espace pour un cheval. Il sortit du véhicule, franchit le portique et se dirigea vers la partie éclairée de la maison en marchant sur les poireaux ; quelqu’un fermait de dehors les panneaux de la cuisine éclairée, il accéléra le pas, entendit des cris, s’arrêta, puis refit quelques pas et distingua les ombres mouvantes, il en vit quatre à l’intérieur qui agitaient les bras comme des branches dans la tempête, l’une d’elle portait un pantalon jaune criard dont les jambes semblaient sauter comme des flammes et il crut voir… non, c’était sûr ! Il vit par la porte encore ouverte la jeune fille bâillonnée par une main et se débattant tandis qu’une masse accroupie la serrait aux jambes. Son cœur bondit, il courut à la voiture et chercha vainement son téléphone sur le siège, sous le siège, dans la boite à gants : il l’avait laissé à la ferme. L’ombre qui avait clos les fenêtres se profila dans l’embrasure de la porte mais celle ci se referma sur son nez. Il vit le personnage hésiter puis se retourner. Il marchait dans sa direction, sans doute pour gagner la guimbarde. François Ferdinand démarra la voiture et quitta les bosquets en marche arrière . Agir au plus vite ! le plus court, c’était Montaban. Il dépassa la guimbarde qui prenait trop de place sur le chemin en roulant de travers, la roue gauche avant sur le bord du fossé s’enfonça et tourna à vide, il glissait dedans, il activa les deux roues arrière et ressortit, lentement mais sûrement. Il alluma les grands phares qui illuminèrent tout le bois Madeleine et le gars qui venait à sa rencontre s’arrêta net comme un lapin, les yeux écarquillés, le teint blafard ; c’était un presque jeune homme avec une gueule de gosse, un corps râblé dans des vêtements de campagne. François Ferdinand accéléra malgré les trous et les gouttières, il dépassa le hameau « Le Lumbres », à partir de là, la route était asphaltée, il fonça vers Montaban. Au bois Madeleine le grand garçon avait regardé les feux arrière de la voiture disparaître et fait demi-tour en courant. Il avait frappé du poing plusieurs minutes à la porte qui s’était ouverte brusquement et il avait senti comme une décharge dans l’œil, il avait vu un éclair blanc et il était tombé sur le dos, la porte avait claqué sur ses pieds. Il était ensuite resté là assis un long moment, les jambes écartées.
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