Chapitre 18 Rachid Le Maître des barres

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Rachid Le Maître des Barres.

Rachid avait couché le petit et l’avait ressorti du lit au bout d’une heure, il lui avait refait un biberon au fenouil espérant le calmer ; Brigitte avait voulu reprendre, ils avaient besoin d’aide à l’hosto.  « Pour les collègues au moins, tu comprends ! » Mais Rachid le savait c’était aussi qu’elle ne pouvait pas faire autrement, Brigitte était comme ça, il avait vu sa tête depuis quelques semaines en écoutant les infos.  « Faut qu’j’y aille tu comprends ? Et puis toi tu ne peux pas aller en cours de toutes façons. Pour Allan il est sevré, tu sais donner des biberons et pour les couches tu le fais déjà, alors ? Il y a la lessive! Tu feras attention aux couleurs ?» Rachid n’était pas manchot, ni avec la serpillière ni avec les marmites, pour ce qui est des poubelles et de l’aspirateur c’était de toutes façons sa partie, et puis c’était vrai, le judo était arrêté, ça lui manquait, pas que pour le judo, à cause de ses gamins comme il disait, mais c’était des jeunes hommes. Le lycée était fermé, il donnait cours par internet, ouè ! Si on pouvait appeler ça des cours. Les vidéos ça ne servait pas, enfin si quand même, pour garder le contact et ça comptait pour lui les contacts avec les élèves, il ne pouvait pas se contenter d’aligner des formules au tableau, des gosses de seize, dix sept ans ça craint des fois, il faut les accompagner. Il était sur sa chaise, le petit dans le coude et relisait le fichier PDF pour les premières. L’interphone grésilla. Il se rendit à la porte d’entrée toujours le petit dans les bras et pressa le gros bouton pour parler :
– « Hallo, oui ? C’est qui ?»
– « Jacques du judo !»
– « Ah ! Monte Bonhomme! C’est le dix au troisième ! »
– « C’est fermé en bas ! »
– « Ah bon ! Attends. » Il appuya sur le gros bouton rouge.
– « Et maintenant ? » Il entendait dans l’interphone la porte remuer.
– « Ça marche pas ! »
– « Bon, j’arrive ! »
Il enfila les chaussures de terrasses sans talon, prit les clés au tableau et attrapa une veste pour couvrir le petit à cause des courants d’air dans la cage d’escalier. D’habitude elle restait toujours ouverte cette porte, qu’est-ce qui leur avait pris de la verrouiller ? Ah oui, il y avait eu des caves fracturées quelques jours avant. Ça lui avait joué un mauvais tour d’ailleurs, c’était dix jours avant. En descendant avant l’entraînement du judo il était tombé sur le petit groupe de fumeurs, pas des méchants gars, mais bon, connus de la brigade c’est sûr, il s’était joint au groupe, comme ça, pour parler, pas pour jouer à l’éducateur, simplement pour parler un peu. Des gars qu’il avait vu gosses quand lui était ado, il les connaissait, sûrement qu’il revendaient des portables sans cartes, les autoradios, c’était passé de mode, un peu de merde aussi, du shiiit comme ils disent, ils avaient des frères qui livraient des pizzas et des sœurs qui faisaient des ménages ou tenaient une caisse de dix-sept heures à vingt et une heure pour les plus chanceuses, les pères vieillissants avaient pour quelques uns retrouvé un emploi de manutentionnaire après leur licenciement ou bien portaient des meubles ou tapissaient pour quelques sous ou rien du tout, parce que c’était pour aider un voisin. La petite voiture banalisée était arrivée lentement, presque sans bruit, comme une voiture électrique et s’était arrêtée à hauteur. Les trois flics étaient descendus et le quatrième au volant garda le moteur en marche. Ils s’étaient avancés en se déhanchant avec un mouvement d’épaules comme des shérifs sur la rue principale mais poussiéreuse d’une ville de planches dans un film de Far West.
– « Hé Beh ! C’est notre ami Khaled ! Ça fait longtemps qu’on ne s’est pas vu, j’me faisais du souci pour toi Khaled, qu’est ce que tu as fait tout le mois dernier ? Tu n’étais pas malade» ? « Tu as travaillé!  ? T’entends Roger ? Khaled il dit qu’il a travaillé !» « Alors maintenant t’es au chômage? !» « T’as tes papiers Khaled ? Tu les a pas oublié sur l’frigo à la maison ? Allez Khaled ! Tes papiers !  Ah t’as pas tes papiers ? Sur l’ordinateur ! T’entends Roger ? Khaled il a un ordinateur ! Et tu en fais quoi de ton ordinateur Khaled ?  Du couscous ?  Roger appelle le fourgon, Khaled il a pas ses papiers, on va contrôler son identité au poste. »  Rachid n’avait pas pu faire autrement :
– « Vous le connaissez, alors pourquoi le contrôler ? »
– « Tiens un nouveau ! Il sort de où celui là? T’entends Roger ? Le nouveau il demande pourquoi on contrôle ? Demande lui ses papiers pour voir ! »
– « Ils sont chez moi, je monte les chercher ! »
– « Tu t’appelles comment mon gars, t’habites ici ? »
– « Rachid Al… »
– « Rachid ! T’entends Roger, il s’appelle Rachid ! »
L’autre, celui qui parlait à Roger l’avait retenu par le coude et Rachid s’était dégagé dans un réflexe de Judo.
– « Tu restes ici mon gars ! Refus d’obtempérer! C’est où chez toi ? Là-haut ? T’es sûr ? »
Le fourgon était arrivé.
– « On va contrôler tout ça au poste ».
Bref Rachid avait raté le judo. On ne l’avait pas enfermé, ça non, il avait poireauté plusieurs heures dans le hall pisseux du commissariat assis dans un courant d’air sur une chaise bancale. Il avait quand même pu appeler Mireille pour se faire remplacer. Il y avait un type d’âge moyen, pas gros, pas mince avec des cheveux pas encore gris qui tapait sur un clavier, il avait levé la tête quand Rachid avait appelé Mireille et l’avait écouté téléphoner, il avait fait lui même un numéro sur son téléphone fixe et parlé bas. Finalement vers vingt trois heures un homme plus âgé en costume civil usé et fripé était arrivé, l’homme faisait un peu penser, pensa Rachid, à Peter Falk dans les dernières séries de Colombo, mais moins courbé, le corps agile mais les traits un peu tirés malgré les yeux vifs, il l’avait salué en passant et fait:
– « Bonsoir monsieur. » puis avait fait un signe de menton à celui qui tapait sur le clavier, il avait ensuite traversé le corridor que Rachid voyait en perspective et était entré sans frapper dans une pièce au bout. Quelques minutes plus tard un policier de faction, raide comme un mannequin de magasin de vêtements se présentait devant Rachid en se pinçant les lèvres :
– « Il y a eu confusion monsieur, nous présentons nos excuses. » Rachid s’était levé pour sortir et le gars qui tapait encore toujours au même clavier s’était levé :
– « Bonne soirée monsieur Alnahar, j’voulais vous dire, mon gars est en première année de Physique Chimie à l’UNI, François Dutilleul. »
– « Ah François ! Je suis content pour lui. Faudra tenir, beaucoup abandonnent dans les deux premières années, il y en a qui travaillent la nuit et dorment au cours en journée.
Rachid donc, descendit à pied en serrant le gosse sur le torse et vit en bas l’ombre floue derrière la grosse vitre floutée. Il tira le loquet, une tête flamboyante et des yeux verts firent irruption dans l’ouverture.
– « Suis moi, je remonte tout de suite ! » Il découvrit la tête du petit pour la lui montrer. Ils s’installèrent sur des chaises à la table du salon.
– « Alors qu’est-ce qui se passe ? Tu as besoin d’un coup de main ? En Math ou en Physique ? Pour les math demande à ton copain Pierre, il est au top ! Attends un peu, je vais essayer de le recoucher et je reviens ».
Rachid disparut par un petit couloir et revint sans bruit en chaussettes sur la moquette et en marchant comme un chat. Il s’assit.
– « Alors ? »
– « C’est pas pour moi c’est pour Fatima ! »
– « Fatima du judo ? Ah oui c’est vrai elle est en année d’examen aussi ! »
– « C’est pas pour ça ! Elle dit que vous êtes son frère ! »
– « Oui, un peu, par la grand-mère . »
– « J’ai reçu un SMS, elle a des problèmes ! »
– « Quoi comme problème ? »
– « Une vidéo sur les réseaux. »
– « Une vidéo ? »
– « La vidéo a été retirée mais des malins ont fait des copies d’écran . »
Jacques sortit son portable et montra une image de Fatima toute souriante sur la poutre, aguichante presque, comme dans un magazine pour les hommes, le ventre et les épaules bien dégagées, on voyait le nombril et la robe était courte.
– « Elle est mignonne ma nièce non ? »
Jacques répondit d’un Ouè avec un soupir qui en disait long à Rachid et celui ci regarda Jacques en fronçant les sourcils :
– « Tu restes au club quand même hein ! Les gars quand ils sont amoureux ils disparaissent. . »
– « Fatima aussi fait du judo, dans le groupe de Mireille ! »
– « Ah oui, c’est vrai! Ça promet de belles étreintes! Bon, alors, où est le problème ? »
Jacques reprit son portable, pianota dessus et le tendit à Rachid qui lut les sourcils froncés et redonna le portable à Jacques.
– « Tous du quartier ! Et le buzz ne fait que commencer ! Sa mère ne va plus se montrer et son père …Elle est chez elle? »
– « Ben non ! C’est pour ça que je viens ! Elle n’ose plus rentrer. Elle est chez Coco une copine de Pierre, mais je sais pas où c’est. »
– « Ah bon, Pierre est dans le coup ? C’est un gars solide, il est sur place ? »
– « Il était sur place ! Il a claqué la porte à cause des photos. » Et Jacques montra une autre photo, de Pierre celle là, en petite tenue et les centaines de commentaires. Rachid avait failli rire en regardant l’image mais il s’étrangla avec les commentaires comme après avoir avalé de travers. Qu’est ce qui lui avait pris à Pierre de s’exposer comme ça ? C’était pour rire ? Ah bon, il était amoureux ? Ah oui, c’est vrai, Rachid avait oublié, l’amour ça rend con ! Non ce n’était pas ce qu’il voulait dire mais on fait souvent n’importe quoi et on s’expose au ridicule ! Il n’y avait pas besoin de s’habiller en fille pour se rendre ridicule, on peut être ridicule en costard-cravate :
– « Tu sais Jacques, il y en a qui se mettent à courir comme des p’tits chiens derrière la fille et elles les font courir encore plus après : un p ‘tit su-sucre toutou ! » Mais bon, là, avec les photos qui tournaient sur le web, le Lycée, le club, Rachid se grattait la tête. Pour Fatima ce ne serait pas trop grave normalement, elle n’était pas à poil quand même et puis elle était jolie Fatima, ouè Rachid aussi trouvait qu’elle avait des beaux yeux.
– « Elle a des beaux yeux Fatima tu ne trouves pas Jacques ? »
– « Siii ! » Jacques en était devenu tout rouge et Rachid l’avait vu et il avait freiné.
– « Tu me le dis quand ça passe au vert ? » Le rouge avait gagné les oreilles de Jacques. L’embêtant c’était le commérage dans « Les Barres », et la famille, c’était des gens qui faisaient le Ramadan et fréquentaient la mosquée; mais il y en avait aussi qui faisaient dans l’humour de caniveau sur l’érotisme oriental, les harems et le string sous la burka, il y avait même une photo montage, un mauvais collage, avec Fatima les seins à l’air, mais pas les siens. Pour Pierre, c’était une autre affaire, au judo ils regarderaient drôle c’est sûr, mais bon, au judo on a l’habitude de se toucher, bras, cuisses et fesses de toutes façons, et on prend la douche en commun, on rit franchement en se tapant dessus, pas de problèmes ! Ça se réglerait sur le tatami et la dessus Pierre serait respecté. Tandis qu’au Lycée ! Ils ont de la culture au Lycée ! Ils font de la littérature. Ils ont des références, ils se prennent pour des éditorialistes parisiens au Lycée, ils regardent en replay les émissions de télé culturelles qu’il faut, ils apprennent des phrases par cœur pour les ressortir en cours ! Et pas que les copains de classe, des profs aussi ! Et puis son père était CRS ! Ils allaient le chambrer dans les garnisons, c’était sûr ! Ils les entendaient :
– « Hé Marc, t’as vu ils cherchent du personnel chez Amandine, on lui a ramassé deux filles cette nuit ! Ce serait pas un job pour ton garçon ? » Rachid il les connaissait tous, aussi bien les flics que les receleurs et les intermittents de la chaparde, la même famille tout ça, ils se connaissaient entre eux d’ailleurs, à force de se rencontrer en bas. Faudrait peut être appeler le père de Pierre?
– « Bon, elle habite où cette Coco ?
– « J’sais pas ! »
– « Tu connais les parents de Pierre ? Son père ? »
– « Un peu sa mère et un de ses frères, c’est tout ! Ah, il a une petite sœur ! »

*

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Chapitre 17 La bourde de Jeannette

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Chapitre XVII.

La bourde de Jeannette.

Pierre ouvrit les yeux au son des premiers gazouillements, des ombres passaient devant les rideaux tirés de la fenêtre qui verdissaient légèrement en mélangeant leur bleu clair avec le soleil levant, il repoussa les draps et s’assit sur l’oreiller en tirant les pieds et se mit la tête entre les genoux pour voir. Les rideaux tremblaient doucement du courant d’air de la fenêtre entrouverte, les bruits de scène augmentaient, des craquements, des appels de moineaux se faisaient écho, le spectacle allait commencer, on attendait les trois coups. Le téléphone portable vibra une fois, puis deux, puis trois, il se leva et le cauchemar éveillé commença. Il lut les messages et alertes des comptes « redface », « together », « between » :
« Bonjour ma poule »
« Tu fais la chèvre ma poule ! »
« Elle est mignonne frisounette ! Partagez ! Partagez !»
« Pour le strip termine par le masque ! Ça donnera du piment ! »
« Saute, saute Pierrette ! »
Il y avait des photos d’écran, avec la poutre, lui dessus en jupette et des yeux de biches, de face et puis de dos. Il resta un moment figé et consulta les auteurs, ça venait surtout du Lycée mais il y avait un commentaire qui disait :
« Hé les gars, la ceinture noire en déshabillé, c’est ce qu’ils appellent un Sude au cul ».
Et puis un autre:
« Pas une ceinture, un string ! »
Il respira à fond, réflexe de combat, le cœur battait comme après un combat difficile, il se retourna brusquement et se vit dans l’ovale de la glace, le visage empourpré, et dégringola l’escalier indifférent aux cris de la première marche. Il pénétra en trombe dans la cuisine, Fatima était assise sur le tabouret, son fichu lui pendait jusqu’au nez, elle était en sanglots, elle criait presque en se tordant les mains, son téléphone entre les deux genoux. Coco se tenait à côté, pâle et les mains grelottantes.
– « Vous êtes folles ou quoi ! La bonne blague ! »
Il avait hurlé en disant « La bonne blague! ».
– « Pierre je suis désolée, j’ai appelé Jeannette … »
– « C’est bien d’être désolée mais moi je n’ai plus qu’à changer de club, de famille, de Lycée, de ville même ou de pays ! Et ma mère, et mon père !»
– « Jeannette partage ses droits sur le site avec un copain des beaux arts et l’autre n’a pas compris que c’était un travail en cours et il a publié, il trouvait ça bien. »
– « Un busard des bozards! Tu m’étonnes ! Des branleurs ! »
Fatima leva la tête et arracha d’une seule secousse son foulard :
– « Et moi qu’est ce que je fais ? Aux barres ça a déjà fait le tour, tu peux être sûr ! Avec ça pas besoin de virus, mes parents n’oseront plus sortir et moi je peux plus rentrer. »
– « Fatima, appelle Rachid ! Il est respecté aux barres, il sait parler. Où est-ce qu’il est mon falzar ?»
– « Le tien était complètement foutu. J’ai modifié ce matin de bonheur un ancien à mon père, il est sur une chaise au salon avec ta ceinture et une chemise. » Coco avait parlé les larmes aux yeux et la gorge serrée.
– « Si tu savais Pierre … on s’est marré non ?» elle s’étranglait.
– « Ah ça, pour se marrer ils se marrent ! »
– « Pierre, c’était pour jouer ! » Coco se décomposait et se serrait une main dans l’autre.
– « Coco ! Tu sais ce qu’ils vont me faire ? Tu connais pas les mecs ? »
– « Non, je connais pas les mecs mais J’en connais un, un vrai ! Un qui sait jouer! Qui n’a pas peur de faire la fille! »
Pierre se figea et ses lèvres remuèrent sans rien dire, il avait pensé dire: Je t’aime, mais il n’y eu qu’un souffle; un ange passa. L’ange les regarda tous les deux et repartit en prenant le chemin le plus court, il traversa Pierre de part en part en laissant des traces collantes sur les parois de la caverne de son âme. Pierre se ressaisit.
– « Tu comprends pas Coco ! LES mecs c’est pas pareil que UN mec ! » Pierre n’en dit pas plus mais une soupe épaisse cuisait à gros bouillons dans sa tête en lâchant des bulles à la surface qui éclataient comme des prouts. Il connaissait les codes bien sûr mais s’en moquait le plus souvent, sa ceinture marron de judo le lui permettait, ça lui suffisait à lui pour se faire respecter par les mecs, y compris par ceux qui l’avaient vu passer la serpillière sur le carrelage de la cuisine et jouer à la poupée avec Marie mais lui se savait petit garçon et il couvait un gosse dans le ventre, celui qu’il était resté. Un mec tout seul, il est comme une meuf, il respire les fleurs et caresse les chats, mais un mec avec d’autres mecs, il doit assumer, il faut rouler les mécaniques et même si c’est pas vrai, laisser supposer qu’on s’y connaît en filles, qu’on l’a déjà fait! Quoi? Ben, tu sais bien! Les autres ils ne peuvent pas contrôler, tu inventes ! Et tous les mecs le savent mais on fait semblant, on fait tous semblant, c’est la règle: il faut jouer les forts! Même les petits jouent aux balèzes, à vrai dire ce n’est même pas une affaire de biscotos, les gringalets y jouent aussi, les petits gros et les tringles à rideaux; l’important c’est l’allure, la démarche, pas nécessairement celle de Aldo Maccione, lui il fait rire, non plutôt le style métropolitain même pas sportif et pas plus bagarreur, non non, le style mec à femmes, roublard et hypocrite mais surtout et avant tout blasé: « Les filles? Toutes pareilles, crois moi mon vieux! »
Malheur au mec qui couche avec la fille sans la baiser ! On racontera justement qu’il ne sait pas baiser.
Malheur au tendre, au gars âme sœur qui écoute et qui sursaute quand la fille lui prend la main, car on le poussera du pied comme un p’tit chien.
Malheur au grand frère maman, malheur au copain fidèle ! On le traitera de pétochard.
Malheur à celui qui lave et repasse ! On l’appellera bonniche
Malheur à celui qui sait coudre ! On lui en donnera à recoudre, des boutons de braguette.
Malheur à ceux qui font des bouquets de fleurs! On l’appellera « Ma poule »
Et pour finir, au comble de l’outrance, la pire des injures:
Malheur au danseur! On l’appellera « La Fille! »
Il y aura même des filles elles même pour colporter le message que ce gars là n’est pas à la hauteur, celles qui roulent en voiture quatre roues motrices, deux à l’avant et deux à l’arrière et qui se pavanent avec le mec qui va avec, pour se montrer aux copines, et qui se font tabasser à l’occasion par le même mec qui va avec, les samedis soirs après la fête.
Pierre marcha au salon les poings serrés, la chemise de nuit se soulevait et retombait, se plissait comme un drapeau au vent, il saisit les habits comme un aigle un lapin et monta à l’étage en sautant deux marches sur trois, ignorant la dernière qui chante. Il se regarda dans la glace au dessus de la commode et vit ses yeux encore dessinés de la veille, il haussa les épaules et se cracha à la figure. Il enfila le pantalon comme un sac à patates, en sautant et tirant dessus, rentrant la chemise dedans avant de fermer la braguette. Les chaussures étaient restées à la cuisine, il descendit l’escalier en tirant le sac sur les marches et les enfila devant la porte en tapant des talons. Fatima était toujours assise sur le tabouret.
– « Appelle Rachid, crois moi ! » Il se tourna vers Coco :
– « Merci pour le pantalon ! On peut te faire confiance ! » Le ton était dur, sec, mordant. Elle sentit du dégoût dans ses yeux et elle eut mal. Pierre sortit et traversa le potager, le portillon grinça, Coco l’avait suivi, les pieds nus dans la terre et en pyjama rose transparent, elle prononça :
– « Pierre, tu sais … Pierre, si tu savais …» Mais sa voix grinça comme celle du portillon et retomba comme les petites têtes en fonte moulée de ses volets, elle regagna la cuisine, s’assit sur le carrelage aux pieds de Fatima et ouvrit la bonde, elle pleurait, elle pleurait tout ce qu’elle pouvait et dit :
« Pierre, je t’aime tant. On a si bien joué »
Elle ne s’était jamais sentie aussi misérable depuis la mort de Irène, ses genoux perçaient la toile légère humide de ses larmes. Elle se releva, pensant s’allonger sur le lit de sa chambre où Pierre avait dormi et traversa l’atelier; la machine à tricoter la regarda, immobile, sans savoir quoi faire ou quoi dire, ça ne parle pas une machine à tricoter mais elle n’en pense pas moins! elle cliqueta un peu de ses dents d’acier, tordit un peu le tire-laine et puis agita le tricot suspendu auquel Pierre avait ajouté des rangs. Coco s’y accrocha gauchement et le regarda, le toucha des doigts et le caressa de la paume. Elle sentit un souffle frais sur son front chaud et sut qu’il était là:
Il sauta sur le charriot de la machine et saisit de son bec une maille du tricot pour le remonter et il prit la forme de Irène qui s’assit sur le tabouret, elle saisit les mains de Coco dans les siennes en la fixant des yeux:
-« Tu as la chance que je n’ai pas eue. Il est bien ton copain. »
-« Mais il est parti, c’est foutu! »
-« Ne te laisse pas aller Catherine, je vais te le ramener ton Pierre.  »
-« Tu ne sais même pas où il est!»
-« Je n’ai pas besoin de le savoir, tu crois que les hirondelles savent où elles vont? Elles y arrivent en tous cas.»
Irène déploya les ailes et prit son envol. Fatima à la cuisine répétait comme un mantra :
« la honte, la honte, la honte ! »

*

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chapitre 16 Promenade au parc

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Chapitre XVI

Promenade au parc

– «Salut les filles! Bonjours Catherine!»lança le conducteur quand elle grimpa par la porte avant. «Tu est venue avec une copine ?»
Coco rit et Pierre pouffa derrière le masque à fleurs. Le conducteur eu un regard de haut en bas sur lui et Pierre sentit, alors qu’il suivait Coco au fond du car, le coup d’œil rapide sur ses rondeurs arrières. Ils croisèrent une dame âgée sur la rangée de droite et un homme pas encore vieux en tenue d’ouvrier agricole assis au bord de son siège, ses yeux glissèrent sur Pierre du ventre jusqu’aux pieds et puis remontèrent au visage, il se retourna pour le voir de dos dans l’allée. Les deux s’assirent sur la banquette arrière. Pierre sentit le frottement du cuir derrière les cuisses. Il se tenait droit, un peu cambré : Coco lui avait finalement serré dans le dos un corset en toile de chanvre qui restait mieux en place que le juste au corps, il se terminait sur le haut par deux demi-coquilles qu’on avait garnies de balles de tennis, Pierre serra les cuisses. La campagne défilait doucement en sautillant, on rebondissait sur le siège en franchissant les creux et les bosses de la route. Le clocher de l’église de Montaban surgit d’un coup après la colline et Coco sortit de son petit sac à dos un filet à mailles étroites dans lequel elle fourra sa chevelure, sortit une paire de bottines avec des gros lacets et des semelles épaisses. Ils dépassèrent le petit bois des Phalempins, «C’est comme ça qu’on l’appelle.» lui avait elle dit. Le car s’arrêta en ville près du conservatoire de musique, ils y descendirent. Une petite voiture de police était en stationnement et deux agents interpelaient les passants. Les ayant vu descendre l’un deux s’approcha et leur demanda de où ils venaient:
– « Vous avez des papiers sur vous ? Vous habitez où ?»
C’est Coco qui portaient les papiers pour les deux dans une poche fermée avec des boutons, elle les tendit au policier. L’agent dévisagea Coco en observant les pièces d’identité.
– « C’est vous Pierre ? »
– « Non, c’est lui ! » L’agent se tourna vers Pierre, soupçonneux :
– « Vous êtes de sexe masculin ? » Le regard se déplaçait des pieds à la tête et de la tête aux pieds. Pierre se tenait légèrement déhanché avec un bras en corbeille ; il remua légèrement le bassin en souriant derrière le masque et dit :
– « Ben oui ! » L’agent entendit un pouffement de rire et vit le masque de Coco qui se gonflait , il rendit les papiers.
– « Faites attention les déplacements seront sans doute limités dans les jours qui viennent, je vous conseille de rentrer chez vous, ça pourrait devenir problématique. » L’autre consultait les papiers de Coco :
– « Celui là est de sexe féminin ! » Ils se regardèrent l’un l’autre ahuris et se transformèrent en Dupont et Dupond comme dans « Tintin au pays de l’or noir » : leurs cheveux, ou ce qu’il en restait, étaient devenus verts. Coco se retourna et se cambra un peu en appuyant les mains sur les reins et tourna la tête en arrière comme une biche :
– « Ben oui ! Moi non plus ! ». Les policiers côte à côte rendirent les papiers. L’un des deux écarta un bras et toucha négligemment le ventre de son collègue.
– « Hé là ! »
– « excusez moi, chef ! »
Pierre et Coco se dirigèrent vers le parc. Coco marchait comme un mec avec ses chaussures de mec, elle avait saisi la main de Pierre. Les agents lorgnèrent le couple comme médusés. Les portes du bus se refermèrent. En passant devant la fontaine, Pierre se retourna, un petit groupe criard, du genre pas encore des hommes mais qui veulent en être, gesticulait sous les arbres. L’un deux les montra du doigts et l’on entendit ricaner. Le parc était à quelques pas avec une entrée à l’ancienne: deux grandes grilles ouvertes avec des liserons en fer forgé. Les rosiers étaient en fleurs, les jonquilles aussi. Le muguet pointait son nez, l’air en était imprégné. Ils marchaient dans l’allée principale, Coco balançaient nonchalamment les pieds entraînés par le poids des chaussures et progressaient à grandes enjambées comme un général inspectant les troupes en rangs, Pierre l’accompagnait plus légèrement, la semelle des sandalettes n’était pas très épaisse et il posait le talon sans entamer la terre rouge. Et c’est ainsi que Coco remarqua le point de détail qu’elle avait omis : les orteils ! Ils passaient devant un banc, cette sorte de bancs de parc encore très répandus faits de longues lattes de bois à section carrée qui transforment les rêveurs en zèbre quand on vient de les repeindre et d’un dossier cambré en scoliose. Ils s’y assirent et Coco sortit de son sac une petite boite avec un couvercle transparent et un flacon qui dégagea une odeur sucrée quand elle l’ouvrit. Ils se regardaient assis de guingois et Pierre avait tendu une jambe sur les genoux serrés de Coco, elle lui tenait le talon et appliquait méticuleusement le vernis sur les ongles que Pierre avait l’habitude de garder courts à cause du judo. Le petit groupe aperçu devant la fontaine passa devant eux, ils étaient quatre et progressaient les mains au fond des poches, traînant les pieds comme des pingouins. Leurs regards se fixèrent sur les cuisses découvertes de Pierre.
– «Tu est allé où à l’école primaire?»
– «À Saint Exupery derrière le canal»
– «Dans le quartier du flocon?»
– «Oui, pourquoi? »
– «Tu jouait avec les filles à la récré?»
– «Pas beaucoup, au CP oui, mais plus après, nous les garçons on jouait au foot ou on se battait, pour être des grands. C’est comme ça que j’ai commencé le judo. »
– «Alors tu sais pas sauter à l’élastique?»
– «Si, un peu, à cause de la gymnastique.»
– «Et tu connais les comptines qui vont avec? »
– « Euh… »
– «Ouè des trucs comme: une souris vert-teuh… »
– «Ah oui mais ça c’était à l’école maternelle avec la maîtresse!»
– «Bon, ouè, on fait comme si j’étais ta maîtresse d’accord?»
– «T’es habillée en homme! »
– «Bon alors je suis maître d’école maternelle, il y en a qui le font tu sais, et je t’apprends une comptine, d’accord? Répète: je me promène dans le bois… »
– »Je connais, qui est-ce qui connaît pas ça? »
– «Alors chante le! » Ils se remirent à marcher et Pierre se mit à chanter « Je me promène dans les bois pendant que le loup n’y est pas … » son allure changea, sans le vouloir il avait fait un pas de danse, un chassé chassé, et son pas devint enfantin.
– «Super! » s’émerveilla Coco, «Allez, je suis le loup! Va en avant et quand tu es assez loin, tu te promènes les mains derrière le dos en sautant d’un pied sur l’autre et en chantant, d’accord? Quand tu appelles le loup je cours et j’essaye de te manger. » Pierre rit et dit d’accord. Il s’éloigna et puis se mit à sautiller en rase-mottes les mains derrière le dos et chanta, le bord de la tunique dansait et sautait sur les cuisses, et puis Pierre s’arrêta d’un coup et cria vers Coco en se penchant en avant et les mains en arrière:
– «Loup, loup, m’entends tu? Que fais tu? »
– «Je mets ma culo-ooott-teu- euh! » À vingt mètres environ Coco faisait mine de mettre sa culotte en riant. Et le jeu progressait ainsi, quelques passants, des couples de jeunes retraités les croisaient et souriaient. Mais la comptine s’écoulait inexorablement et le dénouement survint, implacable, Coco chaussa les bottes et s’écria:
– «Je vais te manger éé é….! » Coco exécuta un démarrage comme à l’athlé, Pierre n’avait pas couru tout de suite, il n’en n’avait pas eu le réflexe et quand il réalisa qu’il devait se sauver, Coco était déjà à dix mètres, il s’élança dans l’allée mais une dame avec une voiture d’enfants s’approchait et cette vision sans savoir pourquoi le ralentit, il sentit que le bas de la tunique remontait et découvrait ses fesses et, alors, bêtement, tandis qu’au judo on n’y prête aucune attention, il eu le réflexe de passer une main pour la remettre en place, il y perdit au moins trente secondes, ses espadrilles n’étaient pas non plus les meilleures pour la course, les pas de Coco se rapprochaient, il y avait une pelouse en pente douce sur la droite qui conduisait à un immense saule pleureur juste avant le plan d’eau avec les cygnes, il s’y précipita et dévala la pente pour se cacher derrière les branches larmoyantes qui balayaient le sol, il écarta les cheveux grisonnants de l’arbre et fit tomber quelques vieux chatons de l’été précédent, il courut vers le tronc mais Coco l’avait vu, il entendit son souffle, il fit le tour du tronc :
-« Hum! Ça sent la chair fraîche! Je vais te man-an-ger-er!! ! ». Il butta, tomba, se releva à quatre pattes, Coco le saisit à la taille :
– « Miam, miam ! » et elle se passait la langue sur les lèvres en montrant les dents, mais Pierre se dégagea par un artifice de judo, il était debout, le dos contre l’arbre, les bras autour du cou de Coco ; elle lui mis les main sur les hanches, les remonta jusque sous les aisselles et redescendit par le dos sur les fesses. Ils étaient comme sous une tente amazonienne, protégés, pas vus, pas pris. Pierre sentait l’écorce de l’arbre sur le dos, un chaton nouveau lui tomba sur le nez, Coco le regarda dans les yeux et répéta:
– « je vais te manger » Elle serra son corps contre lui et il sentit l’os du pubis sur le sien, Pierre crut se noyer et pour prendre sa respiration entrouvrit les lèvres, elle y passa la langue et lui roula une pelle comme sur la photo noire et blanc de la libération de Paris. Pierre ouvrit les yeux, oui il les avait fermés, il émergeait haletant comme après une plongée en apnée, il avait un goût de sel dans la bouche et comme un sentiment de naufragé repêché, il se mit à rire et elle aussi, il se sentait raccommodé comme Peter Pan à son ombre. « Allez vient! » lui dit Coco, elle était frémissante. Elle l’entraîna et ils franchirent la cascade de larmes vertes pour regagner l’allée.
– « On va faire les courses ! » Pierre avançait sans toucher le sol, il avait des ailes aux pieds, le léger vent le faisait trembler mais Coco le tenait fermement par la main, heureusement, il aurait pu être emporté comme un ballon d’enfants.
– «Oh la salope! Regarde moi le cul, elle est pour moi! Toi tu t’occupes du gringalet! Dacc?»
– «Chu pas unn’ pédale, connard! »
– «Moi j’te dis que c’est une fille déguisée en mec!»
– «C’est des gouines alors?» – «demande leur!»
– «En tous cas le mec y f’rait pas l’poids!»
Le gravier crissa derrière Coco et Pierre, ils sentirent des haleines, Coco fut poussée puis bousculée, Pierre sentit une main entre les jambes et il esquiva, par réflexe, comme sur le tatami et sauta sur le côté. Ils étaient quatre. Deux grands, l’un d’eux semblait plus âgé, il avait les joues grises et un pantalon de même couleur, l’autre aux joues rouges, sans doute plus jeune, portait un pantalon jaune pissard, les deux autres semblaient sortir d’un catalogue de vente par correspondance des années cinquante, l’un deux un peu gras, l’autre plutôt maigre.
– «On court!» Cria Coco, «Au pleureur! »
Pierre comprit, il se retourna et démarra en trombe en poussant le grand rougeaud qui lui avait mis la main, le pote du même rougeaud, plus petit mais plus gros regardait sans réaction Coco, déjà à plus de 20 mètres, déployant sa foulée de course. Pierre avait bien suivi, il dévala de nouveau la pente aux cygnes et s’engouffra sous la voûte de diamants verts, Coco l’avait attendu: «On les a semés, je crois, mais ils nous cherchent. On descend jusqu’à la rive, on court jusqu’au pont de pierres, et on passe de l’autre côté. Il y a une petite porte par où sortir. » Ils quittèrent l’abri en courant, passèrent sous le pont et traversèrent le ruisseau artificiel, à l’anglaise, qui alimentait le plan d’eau en sautant sur les pierres, c’est là que Pierre perdit une des balles de tennis, celle à gauche, elle était sortie de sa capsule comme un bouchon de champagne, avait glissé sur le ventre et puis plongé entre ses jambes, il la vit flotter et se cogner sur les petits rochers décoratifs comme une boule de flipper.
– « Laisse là ! » cria Coco. Il y avait un petit chemin de service à travers les bosquets japonais, il dépassèrent une remise de planches à moitié en ruine avec des champignons qui y poussaient comme des verrues, et se cognèrent contre la grille du parc. La petite porte s’ouvrait sans effort et ils se retrouvèrent rue des Lyciets. Ils attendirent un peu au coin du parc, au croisement avec la rue « du paradis perdu » et le bus arriva. Ils y coururent et y grimpèrent haletant, une mèche était sortie de la casquette de Coco et lui pendait devant les yeux, on aurait pu croire que Pierre, lui, venait de se coiffer avec un pétard. – «On a le feu au cul, on dirait …» leur dit le chauffeur en leur donnant les tickets, ce n’était pas le même qu’à l’aller. Pierre gardait la main sur le cœur. Ils s’assirent de nouveau sur la banquette du fond.
– « Retire la deuxième balle ! » lui dit Coco « Ça se verra moins. » Pierre jeta un œil sur les dos des quelques passagers et se remonta la jupe rapidement en découvrant ses dessous, il passa le bras et sortit la balle de tennis. Le bus démarra. Il se retourna et aperçut par la vitre arrière deux des crapules, visiblement essoufflées qui regardaient le bus partir. Un troisième les avait rejoints. Ils descendirent à l’arrêt suivant et firent leurs emplettes dans un épicerie de rue, quelques légumes, du thé, une boite de pois chiches et coururent pour le bus suivant. Ils le virent de loin à l’arrêt et puis démarrer indifférent à leurs appels alors qu’ils étaient encore à cinquante mètres.
– « Hé beh, va falloir marcher ! »
– « Pratique avec tes escarpins, toi t’as des bottines ! » Ils marchaient sur le bas côté de la route de Le Lumbres, mais Coco avait dit qu’on pouvait prendre un chemin de terre qui coupait jusqu’au bois Madeleine. Pierre jouait tout en marchant avec la balle, la lançant au ciel pour la rattraper d’une main et de l’autre, Coco avait libéré ses cheveux et enlevé le blouson, il faisait bon, elle le balançait sur une main et le jetait entre deux sur l’épaule pour le retirer et le valdinguer en l’air et le rattraper. Pierre rata une fois sa réception de balle alors qu’un bruit de moteur s’approchait et on entendit freiner. Pierre courut après la balle qui bondissait de l’autre côté de la route.
– « Où vous rendez vous ainsi mes demoiselles ? » La portière passager de la voiture, une berline grise argentée, s’était ouverte et un homme jeune avec des joues roses et molles, en cravate et costume, se coucha sur le siège en tenant la poignée intérieure d’une main et le volant de l’autre.
– « Le Lumbres ! »
– « Je vous y déposerai volontiers si tel est votre plaisir! » Il parlait un peu du nez et la lèvre inférieure pendait vers le bas, il avait prononcé le Plai de Plaisir en appuyant la langue dessus. Pierre lui, revenait avec la balle en sautillant.
– « Elle a l’air sportive votre copine ! »
– « Oui, elle fait du tennis ! » Coco s’assit devant et Pierre à l’arrière.
– « J’aime le tennis, nous avons assisté à plusieurs rencontres du tournoi l’an passé, est-ce que vous êtes au classement ? Dans le fond du classement ? Y être est déjà une performance mademoiselle ! Moi ce que j’aime dans le tennis c’est le crocodile Lacoste. Et donc vous êtes dans la couture ? Une nouvelle collection ? Intéressant ! Tenez ma carte, j’ai un ami à Londres qui pourrait vous introduire, vous savez Londres c’est la porte du monde, plus que Paris !»
Coco consulta la carte de visite et fouilla dans son sac pour lui donner la sienne.
– « Cocoricomode! Comme c’est élégant ! Ah, vous êtes au bois Madeleine, ma famille y a des droits de coupe. Vous savez, nous avons des métayers sur la côte près du cran aux oies, c’est la raison de ma présence sur cette route de campagne, mais je vais vous déposer à votre demeure.» Ils traversèrent Le Lumbres par le centre et suivant la route dépassèrent le bois Madeleine. Devant le portique du potager l’homme sortit pour ouvrir les portières.
– « Mon chauffeur est en vacance ! » Coco lui proposa un thé mais le soir tombait et « ses gens » l’attendaient à la métairie. Debout à côté des radis et des premières salades ils le regardèrent s’éloigner. Coco lu la carte : François Ferdinand Fladhault.
– « François Ferdinand ? »
– « Oui, François Ferdinand. »

L’eau bouillait sur la gazinière et il y avait comme une odeur de ratatouille, un couvercle en fer blanc tremblotait sur le petit faitout de fonte. Pierre trouva Fatimata au salon affalée dans le petit fauteuil, les mains sur la tête. La table était encombrée de feuilles crayonnées de signes mathématiques.
– « Alors ça marche ? »
– « Ben, j’en suis aux gendarmes ! »
– « Ah les suites ! Tu cours après les bandits ! »
– « Oui, mais plus je m’en approche et plus ils s’éloignent ! C’est une course sans fin ! »
– « Oui, il n’y a pas de limites ! » Fatima sourit et le regarda.
– « On dirait que tu t’habitues à être une fille ? » Pierre se racla un peu la gorge et répondit d’une voix grave :
– « Avec un mec comme Coco, on s’y fait ! » Ils passèrent en cuisine et Coco joua à la maman en servant les spaghettis :
– « Attention, faut tout manger ! Ne mets pas de sauce sur ta jupe Pierrette ! » Ce dernier bailla et dit qu’il irait bien se coucher, il passait la porte quand Coco l’interpella encore :
– « Il y a un pot au lait sur l’étagère si tu veux aller chercher le lait à la ferme demain matin, pour la tête tu peux prendre le petit coussinet du tabouret. »
– « Ah ouè ! Je te ramènerai en même temps un veau, une vache, un cochon et des poulets. » Pierre monta, fit chanter la marche, entra dans sa chambre de fille, mit sa chemise de nuit, se glissa entre les draps, il aimait bien les draps, ce sentiment de serrement du corps que l’on n’a pas avec une couette libre et puis fit de beaux rêves.

*

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Chapitre 15 Un matin tranquille

illustration: yukiryuuzetsu

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Chapitre XV

Un matin tranquille

– «Assied toi! » lui dit Coco «et prend des forces! On fait les modèles qu’on n’a pas su faire hier, il y a du soleil, ce serait bien si on pouvait avoir fini pour midi. » Fatima était sur le tabouret et se beurrait une tartine, elle regarda le visage de Pierre en riant et lui dit qu’il ressemblait à un ramoneur, et puis elle ajouta pour Coco:
– « On dirait que un ramoneur t’as fait une bise sur la joue! Non, pas celle là! L’autre! ! »
Pierre intervint:
– « Pour les math, si tu as besoin d’un pousse-pousse, je crois que je peux t’aider ! »
– « Je le sais Rachid me l’a dit. »
– « Tu connais Rachid ? Il ne fait pas que du judo tu sais ? Je l’ai eu comme prof !»
– « Ben oui, c’est mon frére ! »
– « Ton frère ? Tu n’as que des petits frères et des sœurs, je me trompe ? »
– « C’est le fils d’un frère à ma mère ! »
– « Alors c’est un cousin, pas ton frère ! »
– « Si c’est mon fréér ! »
– « Et toi tu es ma sœur ! » lui dit Coco.
– « Oui tu es une sœur, c’est vrai ! » Fatima avait pris la main de Coco entre les deux siennes. Pierre s’assit sur la planche du banc à droite de la fenêtre pour profiter des dernières déchirures de l’aurore. Il sentit le bois râpeux sous les fesses et l’arête du banc traçait sa ligne sous les deux cuisses, souvenir d’école primaire et de culotte courte. Coco lui posa devant lui un grand bol de faïence avec des arabesques bleues dessus et lui servit une bonne rasade de café bouillant, la vapeur tiède mouilla son front à elle, une mèche de ses cheveux glissa sur le côté et se balança un instant devant les lèvres de Pierre qui s’était par réflexe penché en avant, les genoux serrés pour voir le fond du bol. Il leva les yeux et vit le visage de Coco. Son cœur se serra un peu. Elle était belle, il aurait voulu lui caresser le visage humide comme au matin à la machine à tricoter mais il trempa une épaisse tartine beurrée dans le café noir et Fatima en les regardant se dit que Pierre ferait un bon frère aussi, l’ami de sa sœur.
– «Je t’ai déjà mis un modèle sur le tabouret dans la douche pour gagner du temps! C’est une sorte de longue tunique. Pour les quelques modèles qui restent on va laisser Fatima tranquille, elle pourra faire ses math.»
Fatima leva les yeux, elle n’avait rien demandé mais se dit que Coco s’était trouvé une bonne raison pour le faire seule avec Pierre et elle trouvait ça bien.
– «Je t’ai mis aussi un juste au corps, un body comme ils disent, pour mettre en dessous, mais je t’aiderai à enfiler mon soutien-gorge d’athlétisme, il écrase les seins, mais c’est fait exprès, et de toutes façons tu n’en a pas, euh … des seins je veux dire! Les deux coquilles sont renforcées et ça te fera des petites formes, faut quand même que tu aies l’air d’une fille, tu comprends, je te ferai les yeux après. Ah oui, il y a un shampoing à la bière sur le bord de la douche, je le prépare moi même, ça fait de jolies boucles après, j’ai des spartiates qui vont avec les sandalettes.»
Pierre s’étrangla sur la dernière bouchée en l’écoutant mais elle passa avec une gorgée de café. Il se leva et se dirigea vers la porte du jardin pour aller à la douche en écarquillant les yeux sur Coco, il avait l’impression d’être monté dans une barque sans rames dérivant sur un lac agité aux frontières inconnues, debout sur un fond plat vacillant, comme ivre il voyait les rives s’éloigner, des indiens y dansaient autour de grands feux, son cœur battait le tam-tam, il voulut courir. Coco le regardait aussi et il se retourna brusquement, il pénétra dans le jardin et les odeurs du potager le saisirent à la gorge. Il resta un court instant sans bouger, fit le tour de la maison et ouvrit la porte entourée de ronces. Jetant la tenue de nuit sur le tabouret il se mit sous la pomme tout en manipulant le levier du robinet. L’eau d’abord froide fut chaude tout de suite. Il se savonna des pieds à la tête pour gommer le noir de la veille, des masses d’écume grise lui glissèrent doucement sur le ventre, le dos et les fesses et disparurent par la bonde. Il se rinça et s’essuya. Il enfila le body qui lui collait juste au corps, sauf à l’endroit des tétons où ça flottait un peu et serrait juste ce qu’il faut entre les jambes, l’impression était curieuse, il se souvint de la tenue néoprène qu’il avait du enfiler la fois où il avait fait de la plongée, il tira la tunique par le haut, les bras en l’air. De retour en cuisine Coco jeta un regard professionnel sur son travail: elle avait froncé la taille, ce qui produisait un léger plissé sur les hanches. Elle lui demanda de faire quelques tours sur lui même pour juger des déplacements. La tunique en coton tissé couleur argile sale tombait en cascade avec un léger saut sur le derrière, le col était au raz du cou et agrémenté d’une longue patte jusqu’au bas du ventre avec quatre faux boutons. Elle passa les bras dessous pour ajuster le soutien-gorge de sport mais il était trop étroit et elle tendit à la place une brassière légèrement rembourrée par des chiffons. Elle observa le résultat:
– «pas mal! Une vraie Jane Birkin en mieux et avec des frisettes!».
Elle lui ligota les mollets avec les spartiates. Elle lui tendit une grosse corde de chanvre tressée qu’il noua autour de la taille et les deux bouts tombèrent d’un côté sur une jambe. Coco le prit par la main et l’entraîna au salon où se trouvait la grande glace de couturière. Il en fut un peu gêné et il tourna la tête. Fatima s’était installée avec ses cahiers à la grande table sous les fenêtres de la façade et le voyant lança :
– « Maintenant j’ai deux sœurs ! »
Pierre se retourna et répondit: – « Tôt ce matin j’étais la maman de cette petite fille! Il se passe de drôle de choses dans cette maison ! Ce ne serait pas toi la magicienne? Tu n’est pas Circé j’espère, je préfère être un cheval qu’un cochon ! »
– « Exaucé! Et je te donnerai des ailes par dessus le marché ! » Ils montèrent à l’étage. Le soleil était assez haut et éclairait le dortoir par les tabatières. Il avait fallu modifier un peu l’orientation de la poutre et pousser les lits en conséquence. Pierre fit un tour sur la poutre et Coco s’activa sur l’ordinateur de Jeannette, elle dut déplacer plusieurs fois la caméra. Ils avaient encore chacun trois modèles à présenter mais les changements de modèles étaient plus rapides, ils s’habillaient et se déshabillaient dans un coin du dortoir, ils avaient de la place. La tunique céda la place à une robe d’indienne mêlant des rouges cerise et verts prairie avec un décolleté bassine s’arrêtant au sternum devant et à peine ouvert sur le dos, il était bordé par une frange grise piquée par des zigzags de même couleur que le masque, on rajouta un bandeau de lin sur la brassière pour tenir les formes sous la toile plus lourde, Pierre se présenta la tête haute et les mains sur les hanches, les cheveux noirs bouclés convenaient. Coco présenta une tenue de style andin, elle portait le chapeau melon, la jupe de coton flammé et une veste rêche, elle fit sa démonstration sur la poutre avec un grand panier d’osier sur un bras tandis que Pierre enfilait une sorte de camisole en camaïeu débordant sur un pantalon à la turque, le front était ceint d’un large ruban émeraude. Coco et Pierre s’habillaient et se déshabillaient dans un coin et dans un autre sans se regarder. Elle termina en robe longue de style africain aux couleurs vives, large sur le buste avec des ailes sous les bras et moulante sur les hanches tandis que Pierre enfilait enfin le kimono promis, juste pour le plaisir, c’était du vite fait et ne faisait pas partie de la collection, il y avait des oiseaux de jardin imprimés, la coupe n’était pas authentique pour tout dire, il y avait eu juste assez de tissu pour couper en biais afin d’attendrir les reliefs et les angles. Le soleil était au zénith et Coco dit qu’elle avait faim. Elle coupa la caméra et arrêta l’ordinateur.
– « On mange dans quelle tenue ? » demanda Pierre.
– « Remets la tunique pour le vélo ! »
– « Et mon pantalon alors ? »
– « Je n’ai pas eu le temps Pierre, et je crois qu’il est foutu ! Il faut en faire un tout nouveau ! »
– « La tunique du vélo a traversé les mêmes épreuves que le falzar ! Elle est restée dehors accrochée à une tête de volet. »
– « Alors remets celle d’aujourd’hui ! La première ! »
Pierre se changea en conséquence et se rendit en cuisine pendant que Coco mettait de l’ordre à l’étage et rangeait ses modèles sur une grande barre. Elle renifla en entrant dans la cuisine :
– « Ça sent bon ! »
– « Ouè, j’ai trouvé du thym et du romarin dans ton jardin, comme le petit lapin ! »
Coco sourit :
– « T’es un vrai mec Pierre ! »
– « Ah ça tu peux le dire et ça se voit ! »
Pierre tenait une cuillère en bois dans une main et se déhancha exagérément en sautant sur un pied et sur l’autre comme les gosses à la récré. Ça la fit rire .
– « Assied toi, je ramène les spaghettis, c’est ma mère qui m’a appris, j’ai fait une sauce avec les échalotes du panier, les herbes et une boite de tomates de l’étagère, je n’ai pas mis beaucoup de sel et pas de poivre parce que j’ai mis du poivron en poudre. Pas de fromage ! Ça ira ? »
– « Oui maman! Il va falloir faire quelques courses à Montaban, on y va à deux cette apremm’ ? »
– « Je n’ai rien à me mettre ! »
– « Moi je te trouve bien comme ça ! »
– « Heu, tu veux me faire sortir en fille ? »
Pierre avait les lèvres rougies de sauce tomates et regardait Coco de ses yeux dessinés.
– « Ben, ça fait quatre jours que tu t’habilles en fille ! On pourrait aussi mettre un peu d’ombre.»
– « Hein ? Où ça» ? 
– « pas dans le dos! Sur les paupières, ça fera une belle de jour »
– « Pas que le jour, la nuit aussi ! » – « Si t’es une fille la nuit alors tu l’es aussi de jour, tu vois ! Tu fais de beaux rêves ? »
– « On s’habitue c’est sûr, et c’est loin Montaban ? »
– « On y va en bus ! Ça te dérange si je fais le garçon ? »
Ils se regardèrent un instant sans se répondre, peut importaient les mots, leur conversation coulait comme l’eau du ruisseau portant les bateaux en papier. Coco s’habilla à la garçonne: un pantalon large de toile bleu marine, un blouson gris sur un débardeur, un foulard lâche autour du cou, une casquette Castro, des chaussures plates en corde et son sac à dos. Ses longs cheveux jaune-châtain dégringolaient sur les épaules. Coco ombra donc les paupières de Pierre et ils sortirent.
– « Hé ! Vous oubliez les masques ! »
 Fatima était dans la porte de la cuisine.
– « Vous devez mettre des masques ! »
– « Ah zut ! » Coco courut à la maison et ressortit avec deux masques en tissu. Elle tendit celui à fleurs à Pierre et pris le marron foncé. Ils marchèrent jusqu’à l’abri bus sur la route de Le Lumbres à la lisière du hameau et s’assirent quelques instants, Pierre les genoux serrées et Coco les jambes écartées et tendues en V, appuyée nonchalamment sur le dos du banc, les mains derrière la nuque comme pour une petite sieste.
– « Ce matin on a aussi oublié de mettre les masques ! »
– « Pas pour le premier modèle! De toutes façons à l’intérieur c’est pas grave, ça gêne pas pour la présentation. »
– « Heu Coco, je veux bien faire la fille pour toi mais mes potes ne doivent pas me voir comme ça, tu comprends ? »
– « Ah oui ! J’y avais pas pensé ! Tu sais une fille en garçon, elle n’a pas ces problèmes : nous on peut jouer aux mecs sans se la faire mettre dedans par les copines ! »
– « Et avec quoi elles vous la foutraient dedans ? »
– « Ouèp ! Pas rigolo ! Je vais dire à Jeannette qu’elle arrange ça au montage, on peut flouter les images sans masques, des ballons ou autre chose qui se promènent devant les visages par exemple. » et elle gonfla les joues.

*

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