
Chapitre IX.
Exploration nocturne dans la caverne.
Les filles étaient arrivées la veille, assez tard. Claire avait laissé la petite voiture sur le terre-plein en face du portail. Elles s’étaient amusées de voir Pierre en tunique, il avait l’air d’un adolescent de la Rome antique avec la ceinture de corde à la taille et ses cheveux de mouton noir. Jeannette fit rire les autres en y passant la main « pour sentir si c’est doux ! ».
Elle voulait prendre Pierre en photo comme ça dans la campagne mais Pierre fit une drôle de tête et Coco mit les spaghettis et le reste sur la table : il y avait une salade verte et de la sauce rouge et puis la photographe s’était ravisée :
– « Il fait trop sombre de toutes façons, je n’aime pas le flash, ça écrase ! »
Elles restèrent un moment à table sauf Fatima qui avait pris ses math avec elle, le programme ne lui laisserait pas de temps avant jeudi et elle voulait travailler un peu déjà. Vers onze heures les autres avaient fait un raffut d’enfer en tirant les sacs dans l’escalier jusqu’à la grande chambre. De sa chambre à lui Pierre les avait entendues parler et rire jusque tard dans la nuit et ça l’avait bercé, comme un gosse. Il se sentait rassuré, il avait pu parler avec Hélène qui lui avait dit de ne pas s’en faire, elle avait discuté avec Marc, il avait eu des problèmes dans son service mais un bien en était sorti : il n’irait plus aux manifs et elle, elle en était contente de ça parce que ça lui rongeait le sang. Marie était là et comme elle voulait le voir, Hélène avait activé la caméra, la petite sœur avait rit et plié les doigts devant l’écran. Pierre s’endormit avec cette image. Il se réveilla dans la nuit, il se retourna une fois, puis deux, ça grattait, sur les cheveux, dans le cou, au cul. Il s’assit dans le lit et repoussa les draps beige clair de campagne : ses pieds dépassaient de la chemise de nuit, il replia les jambes, seuls les orteils dépassaient; ils les remua comme des marionnettes. Un petit air traversa furtivement la pièce et lui chuchota quelque chose à l’oreille, mais Pierre ne comprit pas, il ne connaissait pas cette langue mais il en reconnaissait la mélodie : la mélodie des greniers et des mansardes, la nuit, quand les bêtes qui se cachent le jour, sortent. Un trottinement discret sur les tuiles, il leva les yeux sur la tabatière entrouverte : le ciel était clair et saupoudré comme par une pluie de farine sur la planche quand le paquet est tombé d’un coup mais mollement en faisant pouff. Ça pressait sur le bas du ventre, il avait envie de pisser, tout bonnement. Il pivota sur les fesses en écartant les jambes pour sortir du lit, posa les pieds sur le plancher puis se leva. Il marchait doucement, sans bruit, entrouvrit la porte ; quelques grincements de bois dans un silence d’apnée. Il descendit les marches, il se sentait plus Wendy que Peter Pan à cet instant, ouèp ! Pour un peu il serait descendu en volant. Il atteignit le salon et traversa à pieds nus la cuisine. Les volets portes n’étaient pas fermés et les casseroles étincelantes suspendues le regardèrent passer, elles se moquèrent en étouffant des petits rires et se renvoyèrent cul à cul l’image de l’angelot qui semblait se déplacer sans pieds comme la Belle dans le couloir voilé de la Bête. Le jardin était mouillé de lumière astrale, il sortit et soudain il la vit, elle se balançait sans bouger au dessus du vieux chêne farceur dans toute sa splendeur ronde et sans pudeur, elle siégeait débonnaire sur sa lunette céleste, elle frémit à peine, aperçut Pierrot et lui fit un clin d’œil complice, un hibou traversa la nuit. Il pénétra dans la salle d’eau, souleva sa robe et urina assis, pas tant que pour éviter de mouiller le tissu mais surtout aussi parce que la position debout avec la chemise relevée par au dessus lui semblait ridicule, même si personne ne pouvait le voir. Il est vrai que, dans les deux positions, une certaine décontraction du zizi est requise. Pierre traversa le jardin en sens inverse, un peu sur la pointe des pieds car les petits cailloux de l’allée lui avait écorché les talons. La porte de la cuisine fit son léger bruit de tremblement de vitres qu’il avait remarqué le premier jour, il frotta sans le voir la chemise sur la porte noircie de la cuisinière et, s’apprêtant à passer au salon, vit les clés sur la petite planche murale. Il s’arrêta et les observa.
Il y en avait quatre. Celle de l’entrée sans doute, une pour le jardin, ça faisait deux, il y en avait encore deux. Celle de la douche sûrement, et une, peut être de la petite porte en haut, juste avant le palier, celle fermée à clé. Il les observa : les deux plus grosses avec des râteaux élaborés étaient sûrement celles des deux entrées, devant et derrière, donc une des deux autres était pour la douche, celle un peu rouillée. La quatrième était comme neuve, propre et brillante, celle de la chambre interdite, la caverne aux milles secrets. Pierre prit la clé et monta. Il fit la pose au palier pour s’écouter respirer et inséra la clé, la tourna, le penne se rétracta, il poussa la porte qui glissa sans bruit sur le plancher usé juste ce qu’il faut sur un arc de cercle un peu plus clair et brillant, comme ciré par les ouvertures répétées. La petite pièce était largement éclairée cette nuit là par la lune qui collait son nez à la vitre de la chatière du toit assez large pour en laisser passer trois d’un coup, des chats.
Ça sentait le bois et la poussière propre.
Pierre tira la porte derrière lui et fit le tour de la mansarde avec les yeux:
un coffre avec un couvercle bombé trônait sous la chatière voilée par les toiles d’araignées, il avait été tiré sur un chemin de côte par Billy Bones en personne après son naufrage, une étagère sur pieds qui montait jusqu’aux poutres, elle ne portait que des livres de formats divers, mais pas d’albums, une penderie, c’était une simple barre avec des cintres, une veste à boutons dorés sur le devant et un symbole cousu dessus : des petites ailes, il y pendait quelques autres habits, des robes ; il y avait une petite table, non ce n’était pas une table, le plan de travail était en pente douce, il y avait un trou pour un encrier, le pupitre simple était disposé à peu près sous la lucarne et siégeait devant une petite chaise de cuisine avec des pieds ronds. Une montgolfière miniature se balançait légèrement, elle hébergeait une ampoule électrique de jadis, en forme de poire. Il se baissa et ouvrit le coffre: il y avait des cahiers d’école, ça y ressemblait en tous cas, des carnets, une Pipi Langstrump en chiffons avec de grandes tresses rousses, à l’intérieur du couvercle étaient collées des photos apparemment découpées, on y voyait Gérard Philippe revêtu d’une cotte de mailles, des murailles en arrière plan, il y avait Nicolas et Pimprenelle, Nounours aussi, des loups en meute courant dans la neige. Il se releva, regarda vers les étagères avec les livres cachés dans le coin obscure, le clair de lune n’y parvenait pas. Il se tourna vers le pupitre et ouvrit le plan de travail, il y vit une pile de cahiers A4, usés comme ceux que l’on oublie, enfant, au fond du cartable.
Un brusque courant d’air secoua les pages et dressa en pointe ses cheveux sur la tête comme dans les dessins animés, une sorte de claquement, effrayé il tourna la tête vers la charpente. L’effroi le saisit aux dents, de brusques bourrasques traversèrent la pièce, les feuillets s’agitaient comme des feuilles de peuplier, des ombres obscures balayaient les parois et le sol, il leva les yeux et aperçut les deux yeux perçants qui l’observaient, les ailes s’étaient repliées et l’air s’immobilisa, c’est alors qu’un grincement perça le silence qui avait suivi, un bruit de ferrailleur qui donne un coup de tronçonneuse et apparurent, en chien de faïence avec le hibou, sur l’autre contre-fiche de la ferme de charpente deux autres yeux bien jaunes, mais pas de la même espèce. Les yeux à Pierre s’étaient faits à l’obscurité et il distingua au sommet de l’arbalétrier l’ouverture, des briques manquaient à cet endroit, le chat miaula une seconde fois comme pour se faire la voix et exhiba au hibou sa silhouette chinoise, la queue se relevait au dessus des reins. Pierre reprit son souffle et fouilla, scrutant dans l’obscurité les mouvements des deux hôtes. Pierre sortit la pile de cahier, referma le pupitre, quitta l’antre à pas feutrés, mais il entendit du bruit dans la grande chambre, quelqu’un se levait. Il sortit de la pièce furtivement, ferma la porte et entra dans sa chambre, il colla l’oreille à la porte; on descendait l’escalier. Il attendit encore un peu, posa les cahiers sur le lit et ressortit avec la clé pour verrouiller la pièce secrète ; la clé tourna discrètement dans la serrure docile. De nouveau dans la chambre il glissa les manuscrits dans son sac, tira la corde d’obturation et se coucha.
Il s’envola aussitôt en évitant comme un aveugle les troncs puissants surgissant ici et là. Une voile de bateau fantôme gris clair se gonflait lentement à la fenêtre, il s’assit sur une grosse branche et s’endormit.
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