
Chapitre XII.
Le défilé de mode.
Les filles laissèrent Pierre se sécher et s’occupèrent de l’aménagement du dortoir en espace de mode. Coco s’était occupée tout d’abord de rhabiller Pierre ; après un examen inquiet du pantalon, elle lui proposa une autre tunique de grosse toile bleue comme celle portée par les ouvriers picards au dix-neuvième siècle ; Pierre la saisit en bougonnant. Les autres montèrent à l’étage d’antiques casiers à bouteilles en bois qui serviraient de piliers à la poutre sur la quelle les modèles devaient déambuler. Les pachydermes célestes s’étaient éloignés comme prévu avec la marée presque haute, un rayon du soleil descendant pénétrait dans le dortoir directement par la lucarne et la porte restée ouverte et se mêlait à la lumière diffuse des fenêtres de toit. Jeannette avait monté ses appareils à l’entrée et l’armoire à linge à l’autre bout était équipée de rideaux sur ses deux grandes portes ouvertes pour constituer une cabine assez large, une back stage comme ils disent dans quelques quartiers de Paris. Coco disposait ses modèles terminés à l’intérieur sur des cintres dans l’ordre de présentation, elle les avait numérotés et associés aux filles, dont elle et Pierre. Pierre se rendit à l’étage en tenue simili-antique: il avait serré à la taille la tunique de drap qui lui descendait jusqu’aux mollets avec une ceinture plate à boucle et chaussé les sandalettes du père, non! Du grand-père! On posa la poutre sur les caisses à vin couchées sur le plancher, ce qui l’élevait à une trentaine de centimètres du sol et déterminait le sentier à parcourir en partant de la cabine d’essayage jusqu’à l’entrée du dortoir, les lits avaient été poussés de chaque côté pour les dissimuler à la prise de vue; la charpente, visible au centre de la pièce, constituerait un cadre adéquate. Les filles s’entraînaient à la marche sans chaussures et sans chaussettes sur la poutre, elles allaient et venaient en riant s’efforçant de se déplacer avec un dictionnaire sur la tête . Jeannette était à l’exercice quand Pierre arriva et elle avait branché la caméra pour faire un essai, elle prenait un plaisir évident à l’exhibition, les bras faisant balancier et allongeant les temps de suspension sur une jambe tandis que l’autre effectuait un arc de cercle dans le vide. Elle tournait le dos à la caméra et secouait d’une main à bout de bras le tissu orange du premier modèle. Pierre la regarda sourire, elle déboutonna simplement le devant de sa robe de ville courte à fleurs et la laissa glisser sur la poutre découvrant son corps plutôt blanc et les sous-vêtements légers ; elle se passa la main libre dans le dos en se tournant vers la caméra et elle dégrafa le soutien-gorge tout en continuant à agiter la tunique flamboyante dans l’autre main, ses seins jaillirent dehors comme des dauphins hors de l’eau. Fatima se mit les mains devant la bouche et cria :
– « Jeannette ! Tu filmes ! C’est du streaming tu m’as dit ! »
– « Ben oui ! »
– « Mais on te voit ! Qu’est ce qu’ils vont dire ? »
– « Qui ça ? C’est que pour les Beaux Arts. »
– « Mais les garçons vont partager la vidéo ! ça va faire du bruit !»
– « Et bien tant mieux, ça augmentera les vues ! »
Pierre s’y essaya, lui aussi sans soutien-gorge, et y prit goût, la poutre était assez épaisse mais on perdait parfois l’équilibre qu’il fallait rétablir sur une jambe en balançant la seconde et en écartant les bras. Il avait jeté un œil dans l’armoire qui abritait la collection et avait cru mettre les pieds chez un marchand de Venise au seizième siècle: les safrans, les émeraudes et d’autres taches écarlates semblaient voleter sur les tissus comme des papillons, on se frottait les yeux pour respirer. Jeannette se rhabilla avec la tenue orange et ils rejoignirent à quatre Coco en cuisine qui avait préparé un thé à la menthe, « pour se mettre dans l’ambiance ! » avait elle dit. L’organisation était simple :
les modèles étaient rangés dans l’ordre d’apparition en partant de la gauche et devaient être simplement jetés sur un lit à chaque changement de tenue, les vêtements de ville seraient accrochés sur une barre dans la cabine lors du premier essayage et récupérés en fin de défilé. Il y eu discussion sur l’opportunité d’une atmosphère musicale, Jeannette ayant déclaré qu’elle ferait de toutes façons un montage sonore, mais Claire était d’avis qu’une musique de fond les inspirerait et que cela pouvait jouer sur l’élégance des déplacements, il fut question du boléro et de Carmen mais on s’accorda sur une autre musique trouvée sur internet et qui alternait des rythmes vifs et d’autres plus calmes, l’ordinateur de Jeannette avait une bonne sortie son.
– « Ah oui j’ai fait des masques qui conviennent aux modèles, finalement il m’arrange ce virus, on peut cacher les visages avec un masque et pour Pierre en fille, c’est quand même mieux ! Faut des bonnes oreilles pour les accrocher.»
Les cinq montèrent à l’étage et la dernière marche s’en plaignit autant de fois multipliées par deux : on se souviendra qu’elle criait deux fois. Il fallait maintenant commencer sans tarder car Jeannette n’aimait pas les projecteurs et elle n’en disposait pas sur place de toute façons. Il était presque seize heures, en comptant dix petites minutes pour chacun des vingt modèles on y arriverait avant la tombée du jour.
– « CocoricoMode Première ! » cria Jeannette en claquant du plat des mains juste devant l’objectif et elle courut jusqu’à la poutre et s’y engagea, pieds nus, légère et souriante, elle présentait une tunique courte, mi-cuisse de couleur orange avec des liserés marrons ; les longs cheveux blonds couraient presque jusqu’aux avant-bras et balayaient le col bordé de dentelle écarlate qui se rétrécissait jusqu’au creux sous le sternum en une simple fente.
Jeannette progressa les mains ouvertes jusqu’à un mètre de la caméra, fit un demi-tour sur une jambe en dessinant une parabole de la pointe des doigts de l’autre pied et repartit à l’armoire, le derrière se balançait naturellement par la démarche en équilibre ; la musique maintenait son rythme un peu techno et haché. Claire présentait le modèle suivant qui rappelait la coupe précédente avec une dominante bleu de Prusse qui seyait parfaitement à ses cheveux anthracite, une bande brodée style chantilly partant du col descendait jusqu’à l’entrejambe ; Claire exerça une sorte de chassé sur le madrier et opéra un léger déhanchement, jambes légèrement écartées et bras en corbeilles. Une ligne noire sur le dos longeait la colonne vertébrale et y courait en méandres paresseux. Pierre assis sur un bord de lit à côté de Coco voyait de sa place la caméra tourner sur son axe; Jeannette, de retour, ne s’était pas changée et, assise devant l’ordinateur en contrôlait les mouvements. Fatima se présenta, sans foulard mais masquée, la chevelure fauve, avec du bleu sur les paupières, elle s’avança déterminée en balançant largement les bras dans une robe longue enflammée par le bas, les manches larges sautillaient comme des langues de feu ; elle fit demi-tour et repartit presque en courant comme une torche de procession. Pierre vit de la coulisse Coco courir sur la poutre en style Caraïbes, pantalon de corsaire et veste courte de coton flammé, sans boutons, elle était ouverte sur le devant et laisser voir son torse presque nu, la poitrine était maintenue par un bandeau. La tête était serrée dans un foulard rouge et de larges anneaux pendaient des oreilles. Il se déshabilla et enfila les braies flottantes couleur gris d’argent serrées aux chevilles et la longue blouse bleu ciel décorée d’un liseré pailleté en V qui partait des abdos jusqu’aux clavicules. Il mis le masque en tissu bleu de nuit piqué d’étoiles et il allait s’avancer sur la poutre quand Coco de retour le retint par un bras :
-« Attends, je te refais les yeux ! »
Elle pris sa petite boite et le crayon, Pierre la regarda pendant qu’elle le dessinait de ses doigts. Il sauta sur le chemin de bois comme une mésange sur la branche, se pliant accroupi sur la pointe des pieds, le buste droit, et se redressant d’un coup, pliant de nouveau sur une jambe et puis l’autre, il exécuta un tourniquet devant la caméra et partit découvrant le décolleté dorsale jusqu’aux reins, les muscles des fesses produisaient des plis animés sur la toile, la tête frisée oscillait sur la nuque souple et dégagée. Il disparut dans la coulisse et enfilait déjà par dessus la tête le modèle numéro deux quand Jeannette se présenta pour sa deuxième exécution. Elle jeta les chiffons de la tenue précédente sur le lit et décrocha le modèle suivant car les impératifs cinématographiques ne lui avaient pas laissé le temps de se changer après le premier passage, ses dessous ne cachaient que modestement la petite fourrure du pubis et les auréoles des tétons. Il y avait une petite odeur qui rappela à Pierre ses combats de catch sur le tapis usé du salon avec Isabelle, sa sœur aînée, quant ils avaient treize et quinze ans. Le corps de Pierre frotta celui de Jeannette alors qu’il laissait les braies pour un caleçon, elle s’était retournée pour prendre sa tenue dans l’armoire et, comme elle était profonde, il fallait se pencher dedans pour attraper le cintre ; c’est alors que Pierre, tourné dans l’autre sens pour enfiler un caleçon se pencha et heurta brutalement de son derrière celui de Jeannette qui plongea la tête la première dans l’armoire à vêtements. Ça fit un grand boum, comme une grosse caisse. Le meuble était resté impassible mais les trois autres assises sur les bords de lits se regardèrent inquiètes. Coco se leva pour aller voir et vit Jeannette en slip et soutien-gorge qui s’extirpait de l’armoire à quatre pattes aidée de derrière par Pierre qui la tenait par la taille. Coco se figea et fit :
– « Ah ! J’m’excuse ! »
Elle allait repartir et puis se retourna :
– « Tu peux ramasser ce que tu as fait tomber ? »
Elle s’était adressée à Jeannette mais celle ci s’avançait déjà sur la piste et Pierre se chargea de remettre sur les cintres les robes qui avaient glissé dans les planches du fond. Déjà Jeannette s’élançait au pas de chatte nonchalante et exécutait un aller-retour féerique en nuisette pudique. Le temps était compté à cause de la lumière du jour, du temps précieux avait été perdu. Pierre était en caleçon de toile légère et de coupe ample tenue par des bretelles spaghettis sur un caftan sans boutons, il attendit son tour à côté de Coco. Il avait vu qu’elle le fixait des yeux en quittant l’essayage et puis ensuite son regard s’était détourné comme pour l’éviter. Claire s’avança, toujours à pieds nus, en robe paysanne, le haut se terminant en simple bustier croisé de lacets, Fatima suivit, en capri noir et maillot marin, le bonnet de laine rouge ne retenait pas la chevelure henné, le masque bleu nocturne-canicule était piqué de petites ancres blanches. Coco s’était gardé une robe longue pour elle qui descendait jusqu’aux chevilles, c’était une sorte de fuseau de couleur amazonienne largement ouvert en haut sur les épaules et les omoplates, deux feuilletés châtains étaient enroulés en spirale sur les seins, les hanches collaient au tissu comme du massepain sur du papier d’abeilles et les cuisses se moulaient en marchant, le retour était d’une langueur qui coupa le souffle à Pierre, il se rendit à la cabine. Il arriva juste au moment où Coco s’extirpait du fourreau comme une vénus de mer, assise, les jambes pliées sur le côté de guingois, les seins et le ventre à l’air, les jambes enroulées en queue de poisson, l’odeur de la sueur des filles s’était accumulée dans la cabine, Pierre se pétrifia bouche bée, elle avait un petit air sérieux et tendit les bras pour le saisir par les siens, le tira à elle et déposa un baiser sur ses lèvres, les yeux de Pierre sautèrent dehors et oscillèrent comme des poids sur un pendule à ressort.
– « C’est ton tour ! » dit elle. Pierre fit sa présentation et, comme il portait un caleçon, il se permit l’exécution d’une roue de gymnaste qui déclencha les applaudissements des filles. La moitié des modèles étaient passés et Jeannette lança la troisième fournée. Il y avait encore dix modèles à présenter en incluant le kimono qui ne faisait pas partie de la collection. Elle montrait des cuisses nues entre des chaussettes hautes et une mini-jupe verte bordée d’une lisière blanche dentelée, le haut était une veste sans boutons à bandes verticales jaunes et blanches, ça convenait bien à une blonde filasse. Claire défila en jupe bleue, longue jusqu’aux talons, ce qui présentait quelques difficultés pour marcher sur la poutre mais donnait au déplacement un air prophétique, comme un souffle frisant la surface d’un lac. Elle était de tissu cobalt avec un large bord vert pissenlit de la même couleur que la courte blouse, suivit Fatima en pantalon fuseau à rayures et un curieux maillot noir à manches longues laissant à peine dépasser les poignets et laissant les épaules et le ventre découverts, elle souriait largement de ses lèvres éclatant de rouge carmin et c’est alors que Jeannette s’en aperçut :
– « Fatima, il faut recommencer, tu as oublié le masque ! »
Celle ci mit les mains devant la bouche et se tourna vers Coco :
– « Pourquoi tu m’as fait les lèvres ? »
– « Mauvais réflexe,l’habitude, excuse moi. »
Jeannette claqua les avant-bras devant la caméra en criant :
– « Fatima, deuxième ! »
Coco prit son tour, elle avait mis une jupe serrée et courte en tissu noir constellé, un blouson gris au dessus d’un tricot coquelicot, elle s’était aussi passé les lèvres au rouge de la même fleur et portait un large chapeau genre fédora, et dut aussi recommencer : Elle avait aussi oublié pour elle même le masque.
Pierre présentait ensuite une robe plutôt courte mi-cuisse de couleur blanc cassé avec un V qui s’ouvrait en vase sur les épaules et descendait en pointe jusqu’au nombril, de petites boucles dorées pendaient des oreilles, Coco lui avait allongé les sourcils d’un trait noir et refait les yeux. En s’avançant sur la jument couchée, les épaules tirés en arrière et en respirant en haut, les pectoraux faisaient illusion, une sorte d’écume flottait sur les fesses et le tissu léger accompagnait le déhanchement naturel contraint par la marche de funambule. Pierre aussi avait oublié le masque.
Jeannette ne se présenta pas pour le dernier passage, elle était devant son notebook, les sourcils froncés.
– « Si je comprends bien, ils veulent nous empêcher de sortir, peut être à partir de demain ! »
– « Qui ça ils ? »
– « Et pourquoi ? »
– « Le virus chinois ! Les hôpitaux sont saturés ! Moi, je crois qu’il vaudrait mieux rentrer ce soir Claire, qu’est-ce que tu en penses ? De toutes façons il fait trop sombre maintenant pour les prises de vue ! »
– « Ben moi je voulais réviser pour le bac, j’ai pris des math avec moi ! Chez moi je n’ai pas de place, je travaille sur mon lit avec une planche à dessin et j’ai les petits frères dans les jambes. »
– « Fatima, je t’avais dit que tu pouvais rester de toutes façons ! »
– « Et comment tu vas faire les derniers modèles ? »
– « On se débrouillera Claire, on a des tailles très proches, avec Pierre et Fatima ça ira, le problème c’est le matériel. »
– « Mon Canon j’en ai besoin, mais je peux te laisser mon notebook avec la caméra, pour les photos fais les au portable, ça fera l’affaire.»
Claire faisait la grimace: c’était pas terrible de se quitter comme ça! «pourquoi ne pas partir tôt le matin et faire une veillée autour d’un feu?»
-«oui et même qu’on pourrait faire faire des brochettes avec de la pâte brisée et des poivrons!»
Elles tournèrent toutes la tête vers Fatima, Pierre aussi:
– «bonne idée!»
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