
Chapitre XI.
La Poutre
Le matin se levait doucement. Il pris une légère douche de pluie fine et se fit sécher aux premiers rayons. Ils se retrouvèrent dans la cuisine pour le déjeuner. Pierre, debout le premier, avait fait le café et eu droit à un bise de chacune. Jeannette, en retard, s’était approchée sur la pointe des pieds et l’avait chatouillé des deux index sous les côtes, il avait sursauté en s’esquivant et puis fait « Hé ! »Une main avait traîné sur une de ses fesses. Il se retourna pour savoir qui c’était et il haussa les épaules. Coco se présenta la dernière, prit le tabouret et s’assit à table.
– « Tu as fait le loup-garou cette nuit? »
– « Hein? »
– « Il y a du noir sur ta chemise. »
Pierre baissa les yeux sur ses genoux et frotta bêtement sans rien enlever et même en étalant le noir en un frottis ma foi assez « Beaux Arts » ; il était au bord du banc à côté de Fatima elle même à côté de Claire, c’était un peu étroit et les os se cognaient. Jeannette avait pris la chaise. Coco saisit une tranche de pain qu’elle beurra copieusement, se remplit une tasse de café noir, en but une gorgée et déclara la journée réservée au préparatifs du défilé de mode. Celui ci se tiendrait au dortoir en fin d’après-midi. Jeannette avait estimé l’éclairage de la pièce par les fenêtres de toits. Ce serait bien de commencer au plus tard à 16 heures ; en plaçant le trépied pour les prises de vue à gauche de la porte d’entrée qu’on laisserait ouverte on profiterait du soleil déclinant par l’œil de bœuf et la luminosité devrait être acceptable même si le temps se couvrait. Coco avait expliqué que la mer remontait à partir de quinze heures et chassait les nuages en général. Le problème serait de monter la poutre de quatre mètres sur laquelle les modèles devaient déambuler pour la présentation. Pierre pensait pouvoir la faire passer par l’œil de bœuf :
– « Tu as une échelle ? »
– « Non. Faut en emprunter une à la Malcense. »
– « Hein ? »
– « Oui, la ferme des Dutertre ! »
– « C’est où ? »
– « On est passé devant quand on est arrivé ensemble, tu as oublié ? Juste avant le bois Madeleine, à un peu plus de un kilomètre. À vélo c’est à cinq minutes, il y en a deux dans l’abri à bois. »
Elle avait encore de l’ouvrage sur la planche, elle s’éclipsa et la machine à coudre lança ses premières invectives, se chamaillant toute seule. elle toussait parfois,la machine! Pas Coco, et pestait, cette fois Coco, comme un tailleur chassant les mouches. Claire se mit à fredonner des comptines :« à la clair-reu fontaine », ça lui allait bien, Fatima faisait la vaisselle et, par pur réflexe familial, Pierre se saisit de l’essuie. Jeannette occupait la douche. Claire feuilletait le projet magazine de Coco qu’il fallait encore compléter avec les photos de Jeannette. Le ménage fait, Fatima avait balayé la cuisine et fait l’inventaire des légumes, elle rejoignit ensuite Coco à la machine ;
Pierre sortit pour examiner les vélos. Il trouva la pompe derrière les bûches et terminait le gonflage du pneu arrière quand Jeannette quitta la douche, une serviette de bain imprimée de perroquets verts collée sur le corps et nouée sous les aisselles, elle lui descendait jusqu’aux mollets, un essuie rouge et vert lui enturbannait la tête. Elle le surprit accroupi dans sa chemise de nuit. Elle s’accroupit aussi.
– « Tu peux faire l’autre aussi ? À deux ce sera plus facile pour porter l’échelle ! »
– « D’accord je me rince un coup, je m’habille et j’arrive. »
Coco avait retrouvé des vieilles sandalettes de son père qui ferait l’affaire de Pierre, elles lui allait à peu près avec des grosses chaussettes. Elle avait proposé un de ses shorts, rose avec des rayures blanches mais il s’était trouvé une drôle d’allure et il remit la tunique. Dans la chambre, en s’habillant, il se regarda dans la glace et se mit de nouveau un peu de noir sur les cils, ça l’amusait, il s’était arrangé la frisure devant le miroir de la commode, presque un réflexe, l’air de la chambre peut être et l’odeur et l’esprit fille. Il traversa le salon où s’activaient Coco et Fatima et retrouva Jeannette aux vélos, elle avait enfilé un short bien large de toile bleu qui ressemblait à une jupe et un maillot ouvert sous les bras, on voyait les poils blonds sous les aisselles. Coco arriva en courant, elle tenait des tissus de couleurs à la main :
– « Attendez ! Il paraît qu’il faut mettre des masques ! Je n’ai pas bien compris mais ils disent qu’il y a un virus ! »
Elle tendit deux masques roses avec des violettes.
– « Ça se tire derrière les oreilles et j’ai mis des cure-pipe pour plier sur le nez. Pierre pris un masque et l’observa avec soupçons :
– « Tu aurais du prendre un tissu noir, on aurait joué à Zorro et même que tu m’aurais cousu une cape ! »
Coco se balança en se déhanchant et tira un coin de bouche vers le bas :
– « Oué ! Une cap noire et un grand chapeau ! Et des bottes de cowboys en plus? Tu ne dois pas monter à cheval j’espère ! »
– «C’est seulement pour attaquer les banques ! »
– « Je ne t’ai pas fait d’éperons aux chaussures, ça gênerait pour pédaler !»
Jeannette était déjà en position, le vélo entre les jambes et la pointe de la selle sur le coccyx.
– « Bon, on y va ! » fit Pierre en posant le derrière sur le large siège de vélo pour femme. La route était en légère pente montante. Ils roulaient à deux de front, le bord de la tunique montait et descendait sur les cuisses en frémissant avec la brise. Il fallait entrer dans la cour de la ferme en ignorant les aboiements du chien, leur avait dit Coco, frapper à la porte avec les trois marches à côté de la fenêtre où il y avait des rideaux et, si personne n’ouvrait, alors aller aux vaches voir si elles étaient à la traite et si là aussi il n’y avait personne, alors voir à la beurrerie, le bâtiment plus neuf à côté de l’étable, la dame et la fille y étaient souvent pour les fromages et les tartes. Elles y étaient en effet. Pierre avait préféré rester un peu en arrière avec son masque en tissu et vit de loin le garçon assez fort remuant la paille avec un homme plus petit et plus vieux sans doute, mais aussi plus trapu.
Jeannette faisait de grands gestes devant la porte ouverte de la laiterie et baissa finalement le masque pour se faire comprendre. Elle fit signe de venir et Pierre coucha son vélo à côté de celui de Jeannette sur la terre du chemin. L’échelle était allongée sur la tranche, un montant appuyé contre le mur de la grange, elle était en bois et double, ce qui devait permettre d’atteindre un premier étage sans problème. Ils la saisirent chacun à un bout mais Jeannette la reposa aussitôt :
– « Putain, tu pèses ! »
– « C’est a moi que tu parles ? » demanda Pierre. Jeannette tira la commissure des lèvres sur la gauche et pencha la tête en tapotant le sol du pied sur le même côté, ce qui voulait dire : « Ah la bonne blague ! » mais elle ajouta à voix haute :
– « Non à l’échelle ! »
– « On va la poser sur les guidons des vélos et revenir à pieds en marchant à côté, qu’est-ce que tu en penses ? »
Ils ramenèrent les vélos et passèrent le guidon du premier vélo entre deux barreaux et, soulevant l’autre bout de l’échelle, enfilèrent le deuxième guidon. Ils entreprirent de pousser les vélos vers le chemin, Pierre à l’arrière maintenait l’équilibre, une main tirant sur l’échelle et poussant de l’autre sur le guidon, Jeannette à l’avant poussait aussi tant qu’elle pouvait des bras et des cuisses, le derrière en arrière comme une mule. L’équipage vacillait à la manière d’un pendule déséquilibré, la position du corps, rendue difficile à cause de l’échelle et des pédales heurtant les tibias, était très inconfortable; ils marchaient comme des crabes. Le fermier au loin planta la fourche dans une botte de paille juste au moment où le vélo de Jeannette commençait à basculer, elle chercha à le retenir, courbée, les bras en avant et les fesses plus hautes que les cheveux. Elle lâcha prise. Pierre maintint un court moment le mobile en équilibre, la roue avant du premier vélo laissé libre changeait constamment de direction se plaçant sur une orbite hiératique qui aurait pu inspirer Ptolémée, tandis qu’il s’efforçait de contrôler la trajectoire à un bout de l’échelle comme une fourmi transportant une brindille, encore que les familles Bouglione et Fratellini se seraient bouffé le nez pour avoir le numéro qui aurait fait également bonne figure dans un film de Laurel et Hardy. Le fermier vit les deux filles à la manœuvre, Jeannette marchant à quatre pattes dans l’herbe et la terre pour éviter les passages répétés de l’échelle passant par dessus sa tête comme la bôme d’un voilier, Pierre à la barre louvoyait du mieux qu’il pouvait, virant de bord lof pour lof et puis l’assemblage dessala et s’écroula dans un claquement de garde-boue et des tintements de sonnettes. Il fit un signe au garçon de ferme qui laissa aussi la fourche et s’éloigna vers le hangar tandis que lui s’approchait. Les deux vélos et l’échelle par dessus gisaient sur le côté comme une vieille grue de chantier au rebus, Jeannette s’était relevée :
– « Alors Delphine et Marinette ! On fait encore des bêtises ? »
Pierre avait remis son masque et restait un peu en arrière ballottant d’un pied sur l’autre les mains dans le dos pour faire comme Jeannette qui elle, connaissait le livre et le dessin animé, il tira une main et se mit un doigt dans une narine de nez pour faire bonne figure. Un moteur essoufflé se fit entendre et le garçon s’approcha perché sur le siège du tracteur qui toussait aux corneilles, il tirait une petite remorque.
– « Vous compter aller jusqu’où comme ça ? »
– « Ben, au bois Madeleine ! »
– « Ah chez Irène ! »
– « Elle ne s’appelle pas Irène, c’est Coco la couturière. »
– « Oui, la fille de Irène. Nous on dit toujours chez Irène. Vous voulez en faire quoi de notre échelle ? Pas du feu j’espère ! Monter sur la lune cueillir des champignons?» – « Non c’est pour passer la poutre par l’œil de bœuf ! »
– « Hé ! Faudra qu’j’en parle à m’sieur l’curé ! Une paille aurait été plus facile, non ? Qu’est-ce que vous voulez faire avec une poutre à l’étage ? Réparer la charpente ? »
– « Mais non ! » s’écrièrent ensemble Delphine et Marinette « C’est pour le défilé de mode ! »
Le fermier enleva son béret pour se gratter la tête et exprimer son incompréhension, puis il chargea l’échelle avec son fils sur la remorque. Les deux têtes folles suivirent le tracteur en pédalant joyeusement ; le garçon qui tenait l’échelle sur la remorque regardait en arrière les jambes des filles monter et descendre comme des aiguilles de machines à coudre. L’équipage pétaradant fit sensation en arrivant et les trois autres filles sortirent pour voir. Le fermier et le garçon placèrent l’échelle suivant les instructions de Coco qui les remerciait en cadence pour ne pas perdre le rythme du piquage des ourlets, réflexe de l’athlète qui trottine en attendant sa course. Il avait fallu faire coulisser l’échelle pour atteindre la bonne hauteur jusqu’à l’œil.
– « Merci monsieur Dutertre, c’est tellement gentil ! »
Il fallait crier à cause des toussotements du moteur du véhicule qui continuait de tourner sur le sentier devant le portique.
– « Pour la fille d’Irène, on le fait avec plaisir mam’zelle et puis on n’a pas oublié vot’cadeau de noces d’or : la bergère était fière à l’église avec son grand-châle ! Et la veste m’aurait sûrement coûté deux cents cinquante sous, des Zéros j’veux dire. Des Cathis comme vous, y’en a pas deux ! » Il repasserait dans quelques jours pour l’échelle, elles n’avaient qu’à la coucher le long du mur ou même la faire tomber simplement si c’était trop lourd et la laisser là. La machine repartit laissant dans l’air une odeur de gasoil, pouffant et soufflant, l’air du large chassait la fumée dans les champs où elle se déchirait lentement, en s’allongeant comme de la laine peignée entre les doigts, le garçon sur la remorque regardait encore les filles quand elle fut dissipée. Le fermier le secoua en arrivant à la ferme. « Hé là, gamin, il y a à faire encore ! »
Au bois Madeleine on s’activait. Il avait fallu d’abord dégager la poutre, qui gisait au pied du mur de clôture du potager côté sud et la porter jusqu’à l’échelle. Une fois là il fallait encore la dresser sur une extrémité et la poser droite sur l’échelle. Les filles et Pierre procédèrent alternativement, c’est à dire que Jeannette avait tout d’abord soulevé une extrémité à hauteur de cuisses les mains croisées par dessous. Pierre, à genoux et courbé comme à la mosquée, tournant le bas du dos vers Jeannette s’était levé en poussant la poutre avec la tête, les épaules et puis à bout de bras, Coco s’avança devant Pierre et fit de même, Claire était restée à l’écart et observait la scène, c’est donc Fatima qui donna le dernier coup de reins et la poutre s’appuya sur un barreau du milieu de l’échelle, à partir de là on put la redresser un barreau à la fois. Il fallait ensuite la faire passer par l’œil vers le dortoir dont on avait laissé la porte ouverte. Après avoir vidé la casserole de pois chiches aux poivrons et courgettes et rincé la vaisselle, on décida sans tarder le déclenchement de l’opération car une troupe de pachydermes venue des terres stationnait au dessus de leur tête, attendant sans doute la marée montante ; leurs vessies étaient pleines et menaçaient d’éclater. Ils avait placé leurs gros culs entre le soleil et le potager et on se serait cru dans un parking souterrain, la lumière ne passait que par quelques soupiraux obturés par des toiles d’araignées :
– « Ça va bientôt dracher ! » avait dit Coco les yeux vers le ciel.
– « Oui, il va tomber des ours ! » avait commenté Claire.
– « Des éléphants plutôt ! » avait corrigé Pierre.
Ils levèrent tous la trompe vers le ciel, ce qui est un signe de bonne fortune. On décida de laisser Coco à sa couture ; Jeannette serait à l’étage pour tirer la poutre dès que Pierre sur l’échelle l’introduirait dans l’ouverture. Claire et Fatima qui avait enfilé un survêtement pour l’exercice étaient chargées de faire glisser des quatre mains la poutre vers le haut. Pierre toujours en tenue légère agrippa les montants de l’échelle en enfourchant la poutre posée sur les barreaux et progressa à petits pas vers l’œil qui le regardait fixement. Jeannette avait monté un pied de caméra qu’elle pouvait actionner à distance : « Ça pourrait faire une bonne vidéo ! ». Elle installa aussi une sorte de parapluie pour casser les reflets indésirables et tourna les yeux vers la lucarne pour juger de l’orientation .
Pierre s’engageait à ce moment sur l’échelle, à mi-hauteur il se retourna et vit Jeannette qui le regardait par en dessous sans pudeur, il tira sur la tunique par derrière et redescendit. Il passa devant Jeannette, la regarda dans les yeux et se rendit auprès de la couturière dans son atelier. Coco était à table, tirant les tissus sur la machine à coudre qui poussait des cris d’oies enrhumées, deux paniers à ses côtés éruptaient des étoffes de couleurs écarlates, safran, émeraudes. Il se planta devant elle et réclama son pantalon. Coco fouilla dans un panier et en sortit le vêtement décousu complètement le long d’une jambe.
– « J’ai pas fini ! Tu peux pas attendre ? »
– « J’en ai besoin maintenant pour monter à l’échelle ! »
– « Hein ? Pour monter à l’échelle ou à cheval ? »
– « À cheval c’est la bête qui montre ses fesses, pas l’homme ! »
– « Ah ! C’est pour ça ! On s’en fout nous de ça ? Et au judo alors, tu fais comment ? Et puis je vous ai vu faire sur le tapis, les mains aux fesses et entre les cuisses, ça y va!
– « On n’est pas au judo ici et au judo on a un pantalon. Jeannette elle regarde sous ma jupe quand je monte ! »
Coco rougit un peu et mis la main devant la bouche.
– « Jeannette elle regarde sous les jupes des garçons ? »
– « Pas des garçons, du garçon ! Il n’y en a qu’un ici. »
– « J’vais voir ce que j’peux faire. »
Coco passa un fil à la va-vite : – « Ça ne tiendra que le temps de monter à l’échelle, tu me le redonnes après !
Pierre enfila le pantalon sous la tunique, sortit et repassa devant Jeannette, il donna un petit coup sec du menton en la regardant dans les yeux, elle tira un coin des lèvres vers le bas et puis monta à l’étage tandis que Pierre saisissait l’échelle, Fatima et Claire embrassèrent la poutre encore fichée dans l’herbe. La tête blonde de Jeannette apparut dans la lucarne, puis tout le tronc, elle tendait les bras vers le bas et les cheveux semblaient dégouliner comme de la filasse de plombier, Pierre cria: « Rapunzel! »
Il se maintenait à mi-hauteur et lança l’ordre: « Go! » Les huit mains s’actionnèrent synchrones et la poutre monta d’un cran. Il fallait poursuivre aussitôt pour profiter de l’avantage et la poutre pénétra de biais par la fenêtre à l’intérieur, ce qui permis à Jeannette de s’y suspendre des deux mains, un autre coup de rein partant du bas et accompagné par une traction de Pierre fit basculer la poutre entre ses jambes et Pierre se retrouva dans une position inconfortable, il saisit des deux mains le barreau supérieur et opéra un mouvement de ciseaux avec les jambes, la pièce de pantalon mal cousue flottait et l’on voyait quand même le slip entre les points de couture. Claire et Fatima en bas s’efforçaient poliment de ne rien voir. Pierre était maintenant sous la poutre qui se balançait comme un fléau de balance grâce au contrepoids fourni de l’intérieur par Jeannette, mais Claire et Fatima ne pouvaient plus saisir la poutre trop haute et participer à la traction, Pierre dut exercer la poussée seul, les chevilles bien calées entre deux barreaux, il cria pour Jeannette :
-« Go ! » et la poutre progressa encore dépassant même son point d’équilibre sur le couteau inférieur de la fenêtre en oscillant comme un fléau de balance et c’est alors que l’échelle enfonça d’un coup les deux pieds dans le terrier de lapin dissimulé par un tapis de mousse. L’échelle glissa d’au moins cinquante centimètres et Pierre eu le réflexe de se rattraper à la poutre, Jeannette à l’intérieur en perdit le contact avec le sol et resta suspendue dans la montée d’escalier, elle cherchait à bloquer le mouvement d’ascension en coinçant les pointes de pieds sous la rampe. Fatima et Claire crièrent. La poutre s’élevait et s’abaissait tantôt à l’intérieur, tantôt à l’extérieur sur l’axe de la pièce d’appui de la fenêtre avec de légers mouvements de rotation sur elle même comme une aiguille de boussole. Pierre suspendu, tordait le bassin en agitant les jambes pour saisir l’échelle des pieds, en vain, Jeannette suspendue, montait et descendait sans pouvoir toucher les marches de ses orteils aux ongles vernis de rose .
Coco, avertie par les cris, laissa tomber l’ouvrage en cours, elle courut au jardin et vit une ombre gigantesque s’animer sur le sol comme une figure épique de théâtre japonais, elle leva la tête et poussa un cri, sursautant en arrière, les coudes devant le visage comme pour se protéger d’une attaque de vampire: les jambes de Pierre tournoyaient comme des ailettes de tilleul. Elle se précipita à l’étage et vit Jeannette à la peine, couchée sur la poutre, montant et descendant comme à la foire. Elle se mit en position de descente de ski et lança les bras vers le haut, ses pieds quittèrent le sol et elle attrapa la poutre qui redescendit vers le palier de l’escalier et se stabilisa dans une égalité presque parfaite mais en enlevant toutes chances à Pierre d’atteindre l’échelle; il essaya d’avancer sur la poutre en avançant une main mais le déplacement menaçait de rompre l’équilibre. Claire et Fatima se ruèrent à l’étage, le vieil escalier de bois qui n’avait pas connu telle activité depuis la guerre quatorze-dix-huit riait de toutes ses marches, les quatre filles, l’une debout, jambes écartées, s’appuyant des deux mains sur le bout de la poutre, une autre assise devant la précédente sur la poutre, la suivante également à cheval mais plus haute et la troisième toujours plus haut se balançant sur le ventre, rompirent l’équilibre à leur avantage. Pierre monta au ciel le visage soudain éclairé d’une lumière blanche, on entendit à cet instant comme un grondement de vieux lits à roulettes sur le plancher d’un grenier et les nuages accumulés versèrent d’un coup leur trop plein, les hippopotames lâchaient leurs vessies. Pierre en fut proprement rincé, les cheveux défrisés par le poids de l’eau lui dégringolaient devant les yeux comme des algues de rocher, ses vêtements collaient comme une peau de grenouille. Il progressa néanmoins, une main après l’autre jusqu’à l’œil de bœuf dans lequel il se glissa tête en avant et fut aussitôt tiré par les épaules tout d’abord et les autres parties du corps ensuite, un déchirement eu lieu et il s’affala cul par dessus tête sur le tapis, dégoulinant comme une serpillière tirée d’un seau, il se releva en lissant la chemise trop grande remontée devant, collante sur le ventre et les cuisses entre lesquelles ses accessoires se moulaient comme de la pâte à modeler, le pantalon se balançait dehors comme un singe paresseux sur une branche.
– « Hébeh ! On l’a échappé belle ! » fit Jeannette. D’en bas le spectacle devait être intéressant! » Son visage s’illumina d’un coup, hésita une minute et descendit en courant :
la caméra était bien en place sur son pied, la pupille sèche sous le parapluie, pointée sur l’œil blessé, le dernier bout de la pièce de bois venait d’être englouti. La descente de gouttière crachait encore l’eau de l’averse créant une sorte de petit torrent au pied de l’échelle déjà en équilibre précaire, celle ci glissa encore un peu et puis s’affala lentement pour se coucher et s’endormir sur son côté dans la boue en regardant le mur.
*
