
Chapitre XXI.
Marc et Jacques mènent l’enquête.
Delestrain était dans son bureau au sud est des bâtiments quand Marc arriva, le soleil pénétrait droit dans la pièce et éclairait la porte sur la quelle était peinte une pêcheuse nu-pieds sur la grève, jupe relevée jusqu’au genoux et arc-boutée sur un madrier. Les gens du coin pas trop jeunes savaient ce qu’elle faisait : quand les flobards, ces bateaux coque de noix, rentraient de la pêche, il fallait le replacer sur le rail en bois du chariot à deux roues tiré par un cheval ou un petit tracteur. Pour ce faire, le flobard ne devait pas sortir complètement de l’eau pour en diminuer le poids, on plaçait bien la pointe de la proue à l’arrière du rail et la femme la soulevait avec le madrier tout en la guidant, tandis que le pêcheur à la poupe, cul au large, avec le soutien des dernières vagues du rivage, poussait un grand coup et le bateau glissait sur sa rampe, on criait et frappait un peu le canasson chaussé de planches pour ne pas s’enfoncer dans le sable mouillé, la bête hochait la tête comme pour dire : « J’ai compris ! » et tirait l’embarcation au sec. Marc fut ébloui en ouvrant la porte et Delestrain vit son collègue apparaître en pleine lumière, comme un revenant, la porte refermée derrière lui, on aurait cru que la pêcheuse de la porte le poussait dans le dos.
– « Assied toi ! » lui dit Delestrain, « j’ai des nouvelles ; j’ai contacté le poste de Montaban, ils ont vu ton gars, mais tiens, tu peux l’appeler toi même, il est prévenu, il s’appelle Bertrand, Bertrand Dobbelaere, je te fais le numéro ! » Il lui tendit le casque. Marc ne compta que trois sonneries et entendit la voix énoncer selon le protocole l’identité du policier, ce n’était pas des CRS là-bas, et celle du commissariat qui n’était en fait qu’un poste dépendant de celui de la sous-préfecture, mais il était question dans l’administration de restructurer tout ça. Marc se présenta et fit référence à Delestrain.
– « Ah, vous êtes le père ! » Marc soupira.
– « Oui, je suis le père de Pierre Yves Marie Charbonnier, on me dit que vous avez des nouvelles de mon fils mineur. »
– « Affirmatif ! Sauf votre respect il ne le sera plus dans trois semaines ! »
– « Qu’est-ce qu’il ne sera plus ? »
– « mineur ! J’ai le rapport du contrôle devant moi, il est du mois de Mai.»
– « Et qu’est-ce qu’il dit ce rapport à part l’âge de mon fils ?
– « Il n’y a pas grand-chose, ce n’est qu’une liste des personnes contrôlées, je peux vous l’envoyer par la messagerie. »
– « Oui mais qu’est-ce que vous savez de plus que son anniversaire ? »
« Je sais chez qui il habite, c’est moi qui l’ai contrôlé à la descente du bus avec mon collègue. »
– « À la descente du bus ? »
– « Oui, à Montaban. C’était le début des restrictions de déplacements à cause du virus. Les décrets n’étaient pas encore publiés mais on a fait pour ainsi dire de la prévention, c’est à dire qu’on contrôlait les domiciles des promeneurs et on informait les gens. Le couple était descendu à l’arrêt du jardin botanique à la fontaine, on venait d’ailleurs de repérer un petit groupe connu sur le coin, des petites crapules mais un seul qui connaît le ballon, on sait où ils habitent ceux là, bref on demandait les papiers aux gens à la gare, aux arrêts de bus et sur le grand parking. On a bien été surpris quand on lui a contrôlé ses papiers à votre gars, on l’avait appelé « Mademoiselle », une belle fille, bien foutue qu’il avait dit mon collègue, on va lui demander ses papiers ! Ce sera plus agréable que de questionner un gros qui pue. Et c’est vrai qu’elle était mignonne avec ses cheveux noirs frisés et sa robe courte de printemps, son copain lui tenait la main.
– « Ben, vous auriez du écrire un rapport et l’envoyer à un éditeur, vous auriez eu un prix à la rentrée ! Et mon fils dans tout ça ? »
– « C’était la fille ! »
– « Quoi la fille ? »
– « Bon oui, en regardant les papiers on a du lui demander de confirmer son genre et son copain riait sous cape ! Je veux dire sous son masque en tissu. »
Marc était devenu un peu rouge et le ton de sa voix devenait agressif.
– « Alors il faisait la fille avec un mec ? »
– « Non, pas vraiment, parce que quand on a contrôlé le garçon on a constaté que c’était une fille ! »
Il y eut un silence pesant de presqu’une minute, Delestrain, derrière son écran, faisait mine de taper quelque chose au clavier et jetait des coups d’œil sur Marc. Marc demanda finalement si ils connaissaient la fille ; oui, ils la connaissaient sur le coin, mais ils ne l’avaient pas reconnue tout de suite, habillée comme ça et puis c’était plutôt les dames de la ville qui la connaissaient à cause de la couture, parce qu’elle était connue pour ça au pays, une couturière. Oui on connaissait son adresse, au lieu dit « Le bois Madeleine » :
– « il n’y a qu’une maison, la sienne, les gens disent « La maison du chêne ».
– « C’est une maison en sucre et en pain d’épice, je parie ! Elle s’appelle comment cette sorcière ? »
– « Catherine Laignée, elle a à peine dépassé ses dix huit ans. Sa mère a été tuée par un camion il y a deux ans. La maison appartenait à son grand-père, un ingénieur des eaux et forêts, mais il lui en a fait don l’an passé avant de se caser tout seul dans une maison de retraite. Delestrain regarda Marc dans les yeux et puis lui dit :
– « Tu vois, il a trouvé chaussure à son pied ton gars ! »
– « Oui, avec une fille garçon manqué ! »
– « J’dis ça, j’dis rien, mais t’aurais préféré avec un garçon fille manquée ? »
– « Beh … » On aurait presque cru à un grognement d’ours des Pyrénées du temps de la république espagnole.
– « Marc, j’te mets en récup’ jusque dimanche ! Va t’en laver tes gambes à’l’jetée! » Marc était resté sans bouger sur sa chaise et Delestrain le regardait aussi en souriant de toutes ses dents blanches et aussi de celle qui manquait à gauche derrière la canine, immobile, on se serait cru au musée Grévin et puis Marc s’était levé, avait fait le salut militaire et dit :
– « Merci min fieu ! » Il fit le demi-tour réglementaire sur les talons, fit un pas vers la porte et puis se retourna :
– « Hé ! Min fieu ? »
– « Oui Marc ? »
– « Pourquoi t’as jamais fait mettre une prothèse pour ta dent ? »
– « J’en ai plein d’autres ! »
– « Avec des dents pareilles t’es comme une fille avec des belles jambes et qui en aurait perdu une ! »
– « Alors ça lui ferait une belle jambe ! »
Marc hocha la tête, refit son demi-tour et quitta la pièce lentement, ferma la porte derrière lui et courut dehors, monta dans la voiture et démarra, il voulait passer par la maison avant d’aller jusque Montaban, il voulait en parler avec Hélène d’abord.
Jacques avait sonné chez les Charbonnier un peu avant dix-neuf heures, la porte s’ouvrit et le carillon de Saint Christophe égrena son petit air, la porte s’était ouverte doucement, hésitante et Marie avait montré son nez dans l’entrebâillement puis sa tête blonde pas coiffée et elle avait demandé en ouvrant la bouche toute grande :
– « T’es qui, toi ? »
– « Jacques, un copain de Pierre ». Il l’avait entendu courir dans le long couloir carrelé en criant, « Maman ! Maman ! C’est un copain de Pierre ! ». Hélène était apparue au bout du couloir en tablier, les manches retroussées et des gants en caoutchouc rose sur les mains, elle avait déjà entraperçu Jacques à l’occasion de rencontres sportives auxquelles elle avait assisté, le prénom lui était familier et puis, un roux pareil, ça ne s’oublie pas.
– « Entre au salon Jacques, je termine mon carrelage et j’arrive ! Montre lui Marie ! » Marie était revenue toujours en courant, elle avait ouvert la première porte à gauche au début du couloir et fait pénétrer Jacques dans la première partie du salon, celle que l’on fermait jadis avec des grandes portes en accordéon et où l’on faisait attendre les visiteurs sur des chaises Louis Philippe. On y servait le thé ou le café aussi. On ne fermait plus ces grandes portes depuis plus d’un demi-siècle, elles avaient disparu d’ailleurs, il n’en restaient que les paumelles fixées sur les battis encastrés dans les murs et qui avaient survécu aux vagues culturelles comme des vestiges archéologiques, mais on y mettait toujours des chaises chez les Charbonniers, quatre, avec des pieds et un dossier droit en bois laqué blanc, les même qu’à la cuisine, il y avait une table assez grande qui avait du être de style Henri IV, en bois noir et avec des traces de vernis. On lui avait coupé les jambes balustres à mi-hauteur pour en faire une table basse. Il y avait ce tapis rouge usé avec comme des cheveux gris tout autour et sur lequel Pierre avait l’habitude de jeter son sac en rentrant du Lycée. Marie poussa une chaise vers Jacques et grimpa sur une autre pour le regarder en balançant les jambes sans rien dire et les deux mains posées l’une sur l’autre entre les genoux dans la toile de la robe. Jacques la regardait aussi. Hélène traversa le salon par l’autre bout en s’essuyant les mains dans un essuie blanc strié de lignes rouges, Jacques se leva.
– « Bonjour Jacques, je t’ai vu sur le tapis au judo. Pierre n’est pas là tu sais. »
– « Oui je le sais madame, c’est pour ça que je passe, il est chez une copine vers la côte mais je ne connais pas l’adresse, on veut aller chercher une copine du club qui a des problèmes dans sa famille mais on ne connaît pas l’adresse exacte et puis, je voudrais aider Pierre, c’est mon copain. »
– « Son père est prévenu, ils s’étaient disputés il y a une semaine » .
– « Vous savez où ils sont ? On veut aller chercher Fatimata, son oncle et moi, il y a eu des photos dans internet et ça va mal dans la famille. »
– « J’ai entendu parler. Ils sont à Montaban au bois Madeleine, ça s’appelle comme ça, il n’y a pas de numéro parce qu’il n’y a qu’une maison. Mais tu veux que je demande à Marc de ramener Fatimata en même temps ? »
– « Non Rachid il dit que c’est mieux qu’il y aille et en plus il connaît Pierre, il peut l’aider aussi, Pierre a confiance en lui .»
– « Son ancien prof de Physique Chimie ? »
– « Oui, et toujours notre maître de judo. Merci beaucoup, je vais y aller parce que on voudrait arriver avant qu’il ne fasse noir. »
Marie s’était agitée sur sa chaise, son regard allait de Hélène à Jacques, elle sauta de la chaise et courut vers Jacques :
– « Tu vas chercher Pierre ? Tu vas chercher Pierre ? » Elle regardait Hélène : « Pourquoi il est parti Pierre ? Je veux aller voir Pierre ! »
– « Il va revenir, Papa va le chercher ! »
– « Je veux aller chercher Pierre ! » elle courut vers Jacques de nouveau et tira sur sa manche :
– « Je peux venir aussi ? Je veux aller chercher Pierre ! » Jacques restait là debout comme un épouvantail secoué par le vent, il regardait Hélène pour savoir ce qu’il devait faire, mais Hélène ne savait pas non plus, elle agrippa gauchement Marie par le bras près de l’épaule et la tira en arrière :
– « Allons Marie, laisse Jacques tranquille, papa s’en va chercher Pierre, il va revenir ! » Hélène fut prise par surprise, elle n’avait pas cru que ça puisse arriver. Il est vrai que Hélène n’usait jamais de force physique contre ses enfants encore petits, Marie regarda sa maman étonnée, elle avait senti la prise de la main qui serrait sur son petit muscle et s’était dégagée violemment.
– « Moi aussi je vais partir ! Je fais comme Pierre ! » cria t-elle, elle passa la porte du salon restée ouverte et Hélène entendit médusée la porte de la rue claquer et resta figée la bouche ouverte. Jacques regarda Hélène et courut à la rue. Il aperçu Marie. Elle passait le coin au bout de la rue en face de l’épicerie et disparut; Marie s’arrêta à la porte cochère de la menuiserie Carpentier, la porte au fond de la cour était ouverte et on entendait des coups de marteaux et le glissement haché d’une scie à ruban, ça sentait bon ; elle sentit quelque chose sur son épaule et crut à un oiseau, elle y posa la main et en sentit une autre, elle leva la tête et vit une sorte de génie avec des cheveux qui brûlaient sans se consumer et des yeux d’émeraude. Il lui souriait.
– « On va aller le chercher ensemble Pierre, t’es d’accord ? Pierre c’est mon copain. »
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