
Chapitre II.
Drôles de filles.
Pierre arriva au stade un peu avant dix-neuf heures. Le terrain était conçu pour le foot ou le rugby, il n’y avait pas de tribunes, simplement les lignes de touches et des barrières sur lesquelles les supporters, donc les parents des joueurs, pouvaient s’appuyer pour encourager leur équipe. Des grilles s’élevaient à plus de trois mètres et stoppaient beaucoup de ballons égarés, quelques maisons voisines cependant en faisaient collection, surtout les gros cantaloupes du jeu à treize transformés un peu trop haut. Les salles de sport, derrière les poteaux de transformation au sud, étaient à côté des vestiaires et des douches que les fouteux partageaient avec les judokas, les basketteurs, volleyeurs et même les danseurs en rythme. Quand les uns ou les autres quittaient la salle de sport on tirait en vitesse les tapis pour en faire un Dojo. Les gouttières des toits modulaires en plastiques et bois pressé collectionnaient jalousement quelques baudruches de cuir déformées et pour certaines la gueule béante. La fille qui arrivait y trouvait une ressemblance avec ces bêtes violettes qu’on voit collées aux rochers de la côte; l’air était maritime surtout par temps de brise et de pluie fine. C’était un jour comme ça et on aurait cru entendre les vagues s’écraser sur les falaises ou ramollir dans les dunes, jadis territoires lointains et d’excursions pour les habitants du coin et devenus si proches depuis les autoroutes. Les oiseaux blancs un peu plus loin accompagnaient dans les airs les péniches arrêtées à l’écluse du Halot. Pierre la vit, la fille, et crut la reconnaître, une sorte de Jeanne d’Arc, pas seulement à cause des cheveux couleur de chanvre et coupés droit à hauteur des mâchoires mais aussi de cette sorte de démarche masculine qui ne cache pas son genre, les épaules en arrière elle s’approchait des salles en courant sans hâte. Elle était en survêtement de bataille et portait un sac de toile sur le dos : elle avait utilisé les poignées pour en faire des bretelles, elle se dirigeait vers la salle quand elle aperçut Pierre. Elle s’arrêta et attendit.
– « Tu fais du judo ? »
– « Heu on s’est déjà vu je crois ! »
– « Oui, j’en ai l’impression. »
– « C’était jeudi dernier ! »
– « Ah oui, c’est vrai avec le roux. » Elle redemanda :
-« Tu fais du judo ? »
– « Ben oui, pourquoi ? » La fille regardait Pierre bizarrement, elle resta immobile un cours instant et puis dit :
– « Tu connais Fatima ? »
– « Celle qui met un foulard ? Bientôt marron je crois. »
– « Hein ? »
– « Ouè, elle est bleue, elle a la ceinture bleue mais ça fait un moment déjà. »
– « Tu peux lui donner ça ? Ils m’attendent de l’autre côté » et elle lui tendit le sac.
– « Ouè. C’est quoi ? »
– « Un truc de fille, c’est pas pour toi ! »
La fille eu un large sourire et Pierre lui rendit le même sourire sans y penser, elle se tourna et partit au trot les brins dorés de paille sur la tête s’agitant au vent. Pierre cria :
– « C’est de la part de qui ? »
– « Coco ! Mais elle sait quoi ! »
Pierre la regarda s’éloigner et sa silhouette resta comme imprégnée un peu comme des images au sortir du cinéma, il ferma les yeux et réalisa qu’il la voyait encore. Jacques entre-temps arrivait au porche, il s’était arrêté pour observer, surpris.
« Ah mon gaillard ! T’as pas de copine et il y a des filles comme ça qui traversent les stades en courant vers toi ! » Il courut derrière elle et la poursuivit jusqu’au canal. Il la rattrapa au pont hydraulique et cria ; comme il ne connaissait pas son nom il fit :
« Hé ! »
Coco s’arrêta et se retourna. Elle reconnut Jacques à cause de sa veste violette, il la portait toujours mais aussi à cause de ses cheveux.
– « Tu me reconnais ? » fit Jacques
– « Oui tu étais avec ton copain la semaine dernière quand je portais les affaires pour Fatima, qu’est-ce que tu veux ? »
– « On cherche des filles pour une soirée samedi, ça te dirait ? »
– « Et tu cours pour me demander ça ? Il y a urgence ?»
– « J’ai pas couru ! »
– « J’habite pas ici, le samedi je reste chez moi, c’est quoi comme soirée ? C’est toi qui organises ? »
– « Non pas vraiment, c’est un pote à moi, Daniel, les parents sont pas là, ils étaient à la neige et … »
– « Le copain de Claire ? »
– « Ah tu connais ? »
– « Je fais des choses pour elle : »
– « Des choses ? »
– « Oui, des jupes, des blouses ! »
– « Ah ! Alors tu veux ? »
– « Elle vient Fatima ? »
– « Si elle veut elle peut ! Tu veux que j’aille chez les filles demander ? »
– « Pourquoi tu ne leur a pas demandé à elles tout de suite ? Il n’y a pas assez de filles au judo ? »
– « J’avais pas pensé, ah oui, c’est vrai ! »
Elle dévisagea Jacques d’un air soupçonneux :
– «bizarre ton histoire ! Et ton copain il vient aussi ? »
– «Pierre ? »
Coco se figea et puis fit :
– « Ben oui, quoi, Pierre .»
– « Je crois bien qu’il va venir .»
– « Si Fatima vient, je veux bien. Tu m’excuses, mais ils m’attendent. »
Et Coco reprenant son pas de course franchit le pont. Jacques réalisa qu’il ne lui avait pas demandé son nom. Pierre entendit que les filles avaient commencé l’entraînement. Rachid avait parfois organisé des entraînements mixtes, c’est très utile et finalement pas très déséquilibré : les garçons ont moins de poids à cet âge. Les filles se familiarisent avec d’autres types d’adversaires, les muscles courts des garçons font des mouvements plus secs, et les garçons apprennent à se méfier d’adversaires plus faibles et moins lourds, glissants et même fourbes : la dissimulation, le camouflage, la tromperie et le mensonge font partie du manuel de survie des plus faibles. Rachid disait que le respect est le cœur de la discipline, le vainqueur d’un combat c’est celui qui a le plus de respect et en conséquence :
– « La fille devant toi tu la traites comme ta mère ou ta sœur, compris ? Respect ! »
Rachid les connaissait ses garçons et il savait leur parler; la plus part habitaient « les barres » comme on disait et lui, il n’en venait pas des barres, il y était resté, par choix finalement, il aurait eu l’argent pour déménager, mais il les aimait bien « les barres », à cause des gens qui y vivaient, Rachid il aimait bien les gens, surtout les gens « des Barres ». Pour les filles il avait du vaincre les réticences de Bernard qui approchait des soixante dix ans et cherchait une relève sans vouloir abandonner, il en aurait presque découragé Mireille, l’ancienne du club et prof de sport à la grande ville mais qui habitait toujours ici et venait le soutenir une fois par semaine. Elle était là ce soir là, Pierre reconnut sa voix forte et son accent subsaharien hérité de ses parents :
« Hajime ! » « Brigitte ! Gatame ! » Elle aperçut Pierre qui épiait à la porte et s’en approcha en gardant un œil sur les filles à l’exercice :
– « Alors on guette les filles maintenant !» C’était dit en blaguant et son sourire vrai de femme noire allumait ses yeux. Pierre se redressa comme un garçon bien sage, la regarda dans les yeux, il eu aussi un sourire aussi large que possible, pas aussi beau que celui de Mireille mais assez timide pour attendrir.
– « J’ai un sac pour Fatima !»
– « Elle est en simulation de « shiai ! Reviens tout à l’heure ! »
Pierre se changea et entra sur le tatami, ils étaient ce soir là une petite vingtaine. L’effet du tatami était immédiat, il devenait l’univers, l’espace temps, rien n’existait plus en dehors de lui. Pierre passait la porte au fond de l’armoire qui s’ouvrait sur une sorte de monde d’insectes, de scarabées gesticulant des membres sur le sol pour se retourner, s’agrippant aux herbes et les courbant, les pliant de par leur propre poids, chargeant sur le dos comme une fourmi des sacs mouillés et les tapant des deux mains comme lavandières du linge sur la planche pour les sécher et les écraser du ventre et des épaules et les essorer avec les mains rougies par les frottements. Il oubliait le temps, l’autre temps, l’autre monde. Pierre vit les filles sortir alors qu’il replaçait la ceinture sur la veste ouverte avec un coin qui pendait, il courut débraillé au vestiaire, se saisit du sac et le lança à Jacques déjà habillé :
– « Tu peux rattraper Fatima et lui donner ça ? C’est de la part de Coco !»
– « Qui ? »
– « Coco !» Jacques se dit qu’il avait bien deviné, Pierre connaissait la fille du canal. « Petit cachottier ! »Il sortit au pas de course et rattrapa Fatima par le milieu de la pelouse. Elle se retourna au bruit sourd et rythmé des semelles dans l’herbe et le regarda arriver agitant les bras. Le soleil descendait et projetait au raz du sol des ombres et lançait des jets de lumières grisées de petites particules qui y dansaient, les branches de bouleaux les filtraient et éparpillaient des taches tremblantes sur le portique d’entrée en fer forgé comme un chœur d’église sous la rosace. Fatima se tenait sous l’arche le visages balayé par les ombres des feuilles. Elle avait remis son foulard et avait l’air d’une madone de Raphaël. Jacques s’arrêta, légèrement haletant :
– « J’ai un sac pour toi » et il le lui tendit. Fatima le pris et y jeta un coup d’œil rapide.
– « Tu as vu Coco ? »
– « Non, Pierre, mais il s’habille encore ! »
– « Merci ! » Fatima s’éloigna tranquillement mais à bonne allure, puis s’arrêta, se retourna et cria:
– « C’est qui Pierre ?»
– « Le copain de Coco!»
– « Quoi ?»
– « Oui, le frisé avec une ceinture marron !»
– « Ils se connaissent ?» Jacques haussa les épaules et il la vit debout, immobile, dans la lumière devenue orange. Il ne savait pas quoi dire et cria:
-« Bonne soirée ! » et il fit un petit signe de la main que Fatima rendit. Jacques avait déjà tourné le dos quand il entendit :
– « Jacques ! »
Il stoppa net et fit volte-face.
– « Je voulais vérifier ton prénom!» Fatima riait, un roux pareil et avec des tâches de rousseur en plus, ne passe pas inaperçu: il y avait belle lurette que les filles du judo l’avaient pointé et elles en blaguaient:
– « T’as vu, il y a le feu chez les mecs!»
– « Oui, ils ont des kimonos ignifugées pour ne pas se brûler.»
– « Ils ont du brancher une pompe à incendie chez eux, pour la sécurité.»
– « Hé les filles, il s’appelle Jacques, j’ai entendu Rachid qui l’appelait.»
– « Qui ça ? »
– « Celui qui pète des flammes ! »
– « Ah bon ! Jacques ! Éventreur en plus d’être roux ! »
Bref Jacques Le Roux était connu comme le loup blanc, mais il ne le savait pas. Elle s’éloigna, pour de bon ce coup ci et Jacques, se remettant de sa surprise, fit demi-tour pour rendre compte à Pierre qui sortait maintenant, traînant son sac de sport sur le sol par les lanières.
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