Chapitre 1: Pierre le grand frère

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Chapitre I :

Pierre, le grand frère.

Pierre habitait une de ces maisons urbaines du nord de la France: elle était dans une rue avec des maisons mitoyennes aux façades hétéroclites souvent plus que centenaires car épargnées par les guerres, les unes plus larges, témoins de familles industrielles disparues ou parties ailleurs, celles-ci ont souvent une porte cochère, d’autres plus étroites mais plus hautes, elles ont toutes au moins un soupirail au niveau du pavé et de grandes fenêtres qu’on ferme la nuit avec de lourdes persiennes en bois. Les pièces semblent avoir été aménagées par le même designer mais ce sont les gens qui ont pensé pareil pendant longtemps, dès les débuts de l’industrie mais peut être encore plus tôt: un long couloir qui court de la façade jusqu’à une arrière cuisine en longeant le salon jusqu’à l’escalier qui conduit au palier de la salle de bain, rajoutée plus tard sur le toit de l’arrière cuisine, et tourne ensuite vers les chambres. Ces maisons témoignent en somme de ceux qui les ont fait construire, petits patrons, chefs d’usine textile, représentants ou commerçants, négociants en laine, brasseurs, charbonniers ; on y reniflait l’ancien souci du maintien de la position sociale mais sans grande prétention, comme une nécessité, car la respectabilité gisait plutôt dans l’éducation catholique des nombreux enfants et de leur propreté :
les enfants avaient été leur première fierté, on les montrait à l’église et au curé dont l’estime avait un temps été plus importante que celle du banquier. Les plus modestes avaient eux habité ces petites maisons de briques rouges que les propriétaires d’aujourd’hui rénovent amoureusement en soignant les joints blancs et les jardinières aux fenêtres, elles sont souvent alignées dans les mêmes rues que les précédentes mais aussi dans les courées bien propres avec une entrée en arche entre des façades bourgeoises. La rumeur des anciennes usines bâties des mêmes briques et des équipes d’ouvriers picards à casquette soufflait encore comme une brise du soir dans ces rues bancales et tordues, le long des murs et sur les charpentes des vieilles fabriques. La maison de Pierre comme ses voisines avait un grand grenier, pratique pour sécher le linge en hiver, Pierre y avait joué jadis, d’abord avec sa grande sœur et puis, quand elle fut trop grande, avec son premier petit frère puis celui ci avec le suivant et le suivant avec la petite dernière, mais les draps n’y étaient plus alors que rarement suspendus car on avait acheté un sèche-linge, et les fils de fer tendus ne portaient plus que les pinces multicolores en plastique utiles pour y accrocher des grands cartons servant de cloisons pour faire des labyrinthes. Le sèche-linge tomba plus tard en panne et le grenier retrouva des heures de jeunesse mais nous en parlerons un autre jour, l’an prochain peut être.

Pierre était sur le trottoir pavé, défoncé comme un chemin de montagnes pour les ânes. Pierre s’y sentait aussi à l’aise qu’un bouquetin, il s’y déplaçait depuis tout gosse et ses pieds s’adaptaient naturellement à la surface chaotique. Il tourna la clé et poussa la lourde porte d’entrée, traversa le couloir et pénétra au salon par la première porte. Il jeta le sac de sport sur le tapis râpé à côté de l’un des deux fauteuils de cuir tout aussi râpés et enleva ses chaussures de ville pour les épargner, pas les chaussures, non, les tapis râpés dont nous parlions à l’instant et qui n’avaient gardé de leur couleur d’origine que sur le périmètre arborant des traces de frises colorées rouge brique et bleu de Prusse, il n’est d’ailleurs pas sûr qu’ils eussent été un jour neufs: ces tapis semblaient être apparus déjà vieux dans des temps très reculés, c’est pourquoi on les respectait, à cause de leur âge indéfini et on ne les piétinait qu’avec la dévotion des pèlerins sur le parcours initiatique d’un carrelage de cathédrale ; seule l’innocence de l’enfance autorisait le sacrilège pardonnable des combats de catch et du galop des chevaux d’indiens.

– «Pierre, tu peux aller chercher Marie chez les Marescaux, ils ont été la chercher en même temps que leur gosse à quatre heures, j’ai fait la lessive et j’ai pas eu le temps, Fabrice est à l’étude. »

C’était la voix de Hélène. Pierre traversa la deuxième partie du salon, les bâtis des anciennes portes pliantes étaient encore sur les murs mais sans les portes, il embrassa sa mère en train de repasser des chemises à la lumière de la verrière aux couleurs exotiques, il respira la bonne odeur de vapeur, il s’engouffra dans la cuisine où trônait encore l’ancienne chaudière à charbon en fonte que l’on gardait parce qu’elle était belle et que on l’aimait bien: on y brûlait encore parfois du bois et c’était une bonne raison pour la garder malgré l’espace qu’elle prenait : il en restait juste assez pour la cuisinière à gaz et une table formica. L’évier était encore plus loin dans ce qu’on aurait pu désigner comme buanderie, c’est pour ça qu’on y rangeait les chaussures, dans une armoire délabrée mais jolie. Il se fit une bonne tartine double avec du beurre et ressortit aussitôt.

– « Pierre, tu voudras bien ne pas laisser ton sac au salon, ton père va encore crier.»
– « Il est pas de nuit cette semaine?»
– « Ah si, c’est vrai! Range le quand même!»
– « Je le fais quand je reviens!»
Pierre ressortit et courut au trot jusque chez les Marescaux une rue plus loin à cinq cent mètres de l’école maternelle. La porte était ouverte, l’aîné bricolait dehors dans la rue sa mobylette.
– « Elle est là Marie? »
– « Elle joue derrière avec Sabine et Zora »
Pierre avait un faible pour sa p’tite sœur, il l’avait eue sur les genoux et lui avait donné le biberon à l’occasion pendant qu’elle lui tirait le nez et riait. Encore toute petite il la sortait du lit le matin de bonheur, avant de partir à l’école, quand elle pleurait, pour laisser dormir sa mère. Il la promenait dans les bras en attendant le réveil de Hélène qui prenait alors le relais et lui donnait la tétée les yeux fermés en dormant à moitié. Marie ne s’en souvenait pas mais elle y était attachée à ce grand frère qui était une mère pour elle, elle se sentait bien avec lui et, quand elle le voyait arriver, elle courait et lui l’attrapait sous les aisselles et la montait au dessus de la tête ; toute petite il la jetait en l’air mais elle était devenue trop lourde. Elle, ça la faisait toujours rire. Ils passèrent à deux devant le mécanicien amateur et sa motocyclette qu’il avait dressée sur son pied pour laisser tourner la roue arrière librement, il actionnait la poignée d’accélération en s’extasiant sur les projections de fumées issues du pot d’échappement brinquebalant, il y avait une flaque noire sur le sol irisée de courbes roses et bleues. Marie y courut pour s’y accroupir et regarder les ronds d’essence dans l’huile se transformant en aubergines mutantes. Le garçon faisait tourner le moteur fièrement en regardant Pierre.
– « Elle tourne au poil, t’entends ça ? »
– « Ouèp ! Super. Allez viens Marie, on y va ! »
Ils rentrèrent à deux à la maison en se donnant la main mais c’est la petite qui tenait le grand frère.
Pierre eut une sensation visqueuse et tira la main ; elle était noire de graisse, Marie le regarda et se frotta le bout du nez, elle se porta aussi les mains aux joues de la figure en les étirant vers le bas.
Hélène poussa un cri en la voyant arriver et regarda la main de Pierre avec effroi :
– « Vous avez ramoné des cheminées sur la route ? Pierre surtout ne touche pas le pantalon, ta chemise non plus ! Marie, va te laver avant le souper ! Tu me montreras tes mains après ! »
Chez eux le soir ils ne dînaient pas, ils soupaient, les grand-parents avaient parlé comme ça et le midi d’ailleurs ils ne déjeunaient pas car c’est à ce moment là qu’ils dînaient, le déjeuner c’est quand on se lève le matin et qu’on n’a pas encore mangé. Mais bon, en semaine ils déjeunaient quand même le midi parce que à la cantine de l’école, le midi on déjeunait. Ils parlaient comme ça à la maison mais les maîtres d’école avaient appris à Pierre quelques subtilités linguistiques des élites parisiennes qu’il était conseillé de respecter pour avoir des bonnes notes, Marie ne le savait pas encore et elle savait que le soir on soupe ! Même si il n’y a pas de soupe mais des nouilles, ah non pas des nouilles! Des pâtes.

Pierre monta à la chambre mansardée qu’il partageait avec Éric mais ce dernier n’était là que les week-ends et aux vacances à cause du sport étude et Pierre disposait donc de la chambre pour travailler et lire quand il n’y faisait pas trop froid. Il redescendit vers 19 heures et trouva son père assis à la table de la cuisine encore en tenue de gendarme, il l’embrassa sur la joue et lui dit :
– « tu n’es pas de nuit ? »
– « Non ! »
Et il continua de lire un document de bureau au format A4 en plusieurs feuillets reliés ensemble par une pince de bureau noire en sirotant une canette de bière.
– « Alors le bac ça se travaille ? »
– « ben oué ! »
Marc, ce mot bac ça le faisait marrer parce que la BAC ils avaient souvent à faire à elle depuis quelques années, trop souvent, ils ne les aimaient pas trop ces gens de la BAC à la gendarmerie ! Une autre école ! Ou plutôt pas d’école du tout, des incultes et qui s’y croient en plus, fouteurs de merde souvent, surtout en manif ! C’était pas leur boulot avant ! Qu’ils s’occupent de criminalité puisque c’est leur nom, la sécurité, c’est nous, mais fallait faire avec ! Mais ils n’y pouvaient sans doute rien les pov’gars ! Recrutés à la « va que j’te pousse ! C’était pas leur faute à eux d’obéir aux ordres.
– « Si tu le rates tu me feras un service volontaire et comme ça tu seras majeur quand t’as fini »
– « Et pourquoi j’raterais ? »
– « J’sais pas, ton p’tit frère lui il se démerde et puis il a une copine. »
– « Moi aussi j’ai des copines ! »
– « J’ai dit une copine, pas des copines ! »
– « J’vois pas la différence, j’ai des copines au Judo, plusieurs mêmes ! »
– « Ouè ! Des noires et des arabes, t’as des protections ? »
– « Mamie, elle n’était pas arabe ? »
Hélène rentrait du jardin avec des draps sous le bras :
– « Elle est où Marie ? Elle s’est lavée ?»
Marie sortit de dessous la table et sauta en faisant « Beuh ! » Hélène lui mit un drap par dessus la tête et l’entoura de ses bras en faisant: « Hou ! » On entendit rire sous le drap.
– « Tu n’est pas de nuit ? »
– « Je prends le car demain à cinq heures pour Paris »
– « Pour Paris ? »
– « Oui, à cause des manifs, je rentrerai dimanche matin je crois. »

*

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