
Chapitre VII.
La maison de Coco.
Pierre et Coco attendaient sur le quai désert, le soir tombait quand le régional s’arrêta en grinçant de toutes ses roues de fer. Ce n’était pas vraiment ce que l’on a l’habitude d’appeler un train mais quand même plus qu’un tramway, la partie motrice semblait aveugle et tirait deux voitures qui ressemblaient à celles utilisées dans les parcs d’attraction. Les deux voitures étaient vides et ils se choisirent la banquette la moins sale, Pierre déposa son sac de Lycée sur les pieds et y fouilla jusqu’aux coudes pour en extirper son téléphone, il constata après quelques pressions qu’il était vide et se tourna vers Coco :
– « J’aurais voulu prévenir ma mère ! »
Coco s’était assise en face dans le sens de la marche.
– « Tu as cours lundi ? »
– « C’est les vacances mais je dois travailler ma chimie, j’ai le BAC! »
– « Alors tu pourrais rester au moins jusque mardi pour la collection ? »
– « La collection ? Collection de papillons ou de timbres ?»
– « J’ai terminé une collection que je veux présenter sur mon site, on veut faire une sorte de défilé de mode. »
– « Je dois appeler ma mère ! »
– « tu veux mon portable ? »
Coco le sortit de son sac et lui tendit. Pierre se recroquevilla sur le petit boîtier, pianota plusieurs fois et porta plusieurs fois l’appareil à l’oreille, un peu énervé.
– « Ça sonne mais ça ne répond pas, elle a sûrement posé son portable dans un coin et s’occupe de Marie, ou alors elle fait du ménage. Je vais encore essayer tout à l’heure ! »
Il regarda par la fenêtre, la vitesse était modérée et le talus peu élevé n’entravait que par intermittence le regard. Des tableaux se succédaient comme les feuilles d’un album. Le crépuscule disparut sur la mer que l’on devinait sans la voir, elle était dissimulée par des fantômes de collines et l’on aurait cru y voir comme un immense corps allongé sur le côté pour dormir, le ciel étendait son ombre comme une couverture et y noyait des arbres bourgeonnants comme des doigts de pied, quelques uns d’entre eux agitaient au passage des rameaux lactés, des lueurs jaunes trouaient parfois les draps vert-de-gris sur la plaine et puis, soudain, une maison plus proche montrait son intimité par quelques fenêtres éclairées, on avait le temps d’apercevoir une nappe à carreaux rouges et blancs dans une cuisine, un enfant sautant d’une chaise, on tournait la page et la suivante était grise, un crayon invisible y traçait des lignes horizontales hachées ; elles furent interrompues par un déchirement, on pouvait voir derrière la page arrachée quelques lampions suspendus sur des cordes à linge, il y eut des secousses et un grincement horripilant, Pierre vit la pancarte Marquise, les quais déserts et des bancs vides.
– « On y est ! » fit Coco. « Il faut marcher un peu. »
– « C’est loin ? »
– « Pas trop mais à pieds il faut au moins une demi-heure, je fais souvent le trajet en courant. Il y a un bus qui passe pas loin de chez moi mais c’est trop tard pour ce soir. »
L’air était frais et on voyait une moitié de lune ; il y avait des ombres et on entendait des petits cris et des craquements dans les fourrés. Ils marchèrent à vive allure sur la route pour partie asphaltée.
– « Tu vois là-bas les bâtiments avec la petite lumière ? C’est la Malcense et encore un peu plus loin il y a un bois mais dans le noir comme ça, il faut savoir qu’il est là. Ma maison est juste avant. »
Ils poussèrent comme prévu une demi-heure plus tard le portique du potager. Il firent le tour du pignon qui présentaient deux fenêtres closes pas des volets à deux battants .
– « Reste dans l’allée s’il te plaît, tu m’écrases mes derniers poireaux ! »
Un bâtiment en briques rouge s’emboîtait à angle droit sur le corps principal de la bâtisse en grosses pierres. Coco sortit une grosse clé et ouvrit une porte de service à petits carreaux. Elle fit la lumière en passant la main sur le mur intérieur, c’était la cuisine.
– «Je vais te montrer ta chambre!» lui dit Coco. «Nous pourrons nous asseoir ensuite près du feu et prendre une bonne tisane. Tu aimes la verveine? »
Oui, Pierre aimait la verveine encore que les fruits rouges, c’est bon aussi, surtout le soir avec une tartine et du fromage. Ils passèrent au salon et gagnèrent l’atelier qu’il fallait traverser pour accéder à l’escalier en bois contre le mur de pignon à l’Ouest. Il vit en passant une drôle de machine posée sur des tréteaux qui faisait un peu penser à une rangée d’algues ou d’anémones fixées sur les lèvres d’un rocher ou bien à une sorte de centre d’aiguillage: c’était en fer, étroit mais long de plus d’un mètre et tapissé de petits boutons, elle semblait montrer ses dents sur la tranche sous la forme d’aiguilles à crochets plus ou moins tirées et des bouts de laine y pendaient. Une sorte de bras en fil de fer élastique tendait un fil sur un chariot à cheval sur un rail. Les mâchoires serraient une sorte de tablier de laine qui s’était recroquevillé en un cornet qui faisait de la peine : il semblait pleurer doucement.
– « Qu’est-ce que c’est ? »
– « Une machine à tricoter ! »
– « Tu fais des pulls ? »
– « Ma mère tricotait ! C’est sa machine. Je l’ai laissée comme ça depuis qu’elle n’est pas revenue ».
Le visage de Coco sembla se flouter comme sur une photo et il y eut un silence. Puis Coco s’engagea dans l’escalier. Le passage était étroit et éclairé à l’étage par la lucarne ronde. La rampe pliait un peu et les marches se plaignaient quelque peu mais sans crier très fort. On atteignait le palier en douze enjambées si l’on ignorait une marche sur deux et c’est ce qu’ils firent ensemble, Coco posant les pieds sur les marches paires au contraire de Pierre qui avait entamé la montée sur la marche numéro un. Coco, tout en montant et indiquant le chemin, présentait à Pierre à hauteur de nez son derrière souriant derrière la toile bleue du jean. Arrivé à l’angle l’escalier tournait à angle droit vers le palier, une petite porte de placard de un mètre cinquante de haut sur son plus haut longeron épousait la pente du toit. Un cri de souris au fond d’un seau retentit alors que Pierre posait le pied sur la grande marche de coin. Il sursauta. Coco rit :
– « la dernière est susceptible, elle n’aime pas qu’on lui marche dessus ! »
Pierre leva le pied et la marche s’égosilla une deuxième fois. Deux portes se présentaient aussitôt. Elles étaient de planches en bois brut clair mais jauni par le temps et présentaient des nœuds sombres, comme des ronds dans l’eau, déformés, les courbes étaient brisées par quelques fentes droites partant du centre. Le plancher avait le même aspect mais en plus sombre. Coco ouvrit la première porte en face de la lucarne. Elle donnait sur une grande salle basse en sous-pente qui devait recouvrir tout le bâtiment moins l’atelier qui supportait le palier. Il y avait deux tabatières de chaque côté. Ça faisait penser à un dortoir de colonie de vacance en plus petit. Il y avait six lits à lattes disposés en deux rangées, donc trois de chaque côté. Au fond une grande armoire à glace de campagne trônait comme un empereur gothique, on y mettait les couettes et les couvertures. Pierre qui avait grandi dans une famille nombreuse ne fut pas surpris de tant de lits mais demanda qui s’en servait.
– « Aujourd’hui les copines ! » Répondit Corine « Mais mon arrière-grand-père y a dormi avec ses frères et sœurs, ensuite des ouvriers des champs et des gens qui se cachaient pendant la guerre.
– « Qu’est-ce qu’il faisait ton arrière-grand-père ? »
– « Pendant la guerre ? Il faisait des sabots »
– « Et après la guerre ? » – « Encore des sabots mais pour y mettre des fleurs. Il peignait dessus. »
– « Et avant la guerre ? »
– « Il y avait un métier à tisser dans l’atelier en bas, j’en ai vu des parties quand j’étais petite.»
Ils quittèrent le chambranle et Coco ferma la porte. Elle ouvrit la seconde sur la droite qui donnait sur la petite pièce construite au dessus de la cuisine. Elle était tapissée comme une chambre d‘enfants des années 1950: un fond clair légèrement bleuté avec des petites fleurs violettes et roses groupées en petits bouquets espacés, on était saisi en franchissant le seuil d‘un sentiment de déjà-vu, de revécu, un air de matin d’Avril. Il y avait une vraie fenêtre à deux battants qui donnait sur le jardin. La pièce n’était meublée que d’une sorte de commode coincée entre la fenêtre et la pente, elle avait deux portes et deux tiroirs et une glace en forme d’œuf sur le dessus, le lit d’une personne était large et peut être avait il été conçu jadis pour deux quand les gens étaient plus petits. Il était muni à la tête d’une planche de bois sombre et sculptée d’arabesques, inclinée en dossier et placé le long du mur de l’est avec les pieds au sud. En plus de la fenêtre il y avait une petite ouverture sur chaque pente du toit.
– «C’est ma chambre » lui dit Coco, « mais je te la prête. Moi je dormirai avec les copines à côté. À partir du printemps et jusqu’en Octobre on peut lire dans le lit sans lumière soir et matin, tu verras ! Et la nuit on voit des étoiles. »
Elle referma la porte et mit le pied sur la première marche qui cria, elle montra la petite porte :
– «C’est un débarras » dit-elle, « le grenier quoi…j’y mets des choses…» chuchota t-elle en baissant les yeux. Ils redescendirent, traversèrent l’atelier et gagnèrent la cuisine en passant par le salon. Ils sortirent dans le jardin. Après un court sentier bordé de thym et de sauge qui faisait des virages à travers les buissons, il y avait une baraque flanquée de rosiers à ses pieds et coiffée de branches de chêne dont le tronc était rendu inaccessible pas les ronces: c‘était la douche et les toilettes. L’intérieur ressemblait presque à une salle de bain, carrelée et chauffée au propane par la même cuve qui alimentait la maison mais l’eau chaude était fournie par un ballon électrique. La cuvette des WC était tout de suite à droite dans le coin. La douche était au fond à gauche. Elle était entièrement carrelée en diagonale par des 10×10 blancs et terre de sienne, en alternance. Le bac de douche était une simple cuvette carrée avec des petits reliefs pour ne pas glisser. Le coin était fermé par une cloison en L qui rendait l’ouverture plus étroite et limitait les éclaboussures, les étagères pour les essuies et peignoirs occupaient le reste du mur. Il n’y avait ni baignoire, ni lavabos, mais une petite machine à laver.
– «Tu peux prendre ta douche mais laisse moi un peu d’eau chaude, la citerne est de cinquante litres. Il y a des essuies et des pains de savon sur l’étagère. Je te ramène un pyjama, ou plutôt un pyjama et une chemise de nuit, il est possible que tu préfères mettre la chemise ! » ajouta t-elle.
Coco sortit et Pierre se dévêtit. Il entra sous la douche et fit couler l’eau doucement en tournant le mitigeur pour régler la température. Il s’était déjà rincé les cheveux quand la porte d’entrée piailla sur ses gonds et Pierre voulut tirer le rideau. Il n’y en avait pas. Il tourna la tête vers l’ouverture et tordit le bassin dans l’autre sens, un peu de côté, une main ouverte pour cacher le sexe. Coco tourna la tête. Elle laissa tomber une vieille paire d’énormes galoches sur le carrelage, ils s’entrechoquèrent avec un bruit d’instruments de musique africaine.
– « Tiens, voilà des sabots pour traverser le jardin »
Elle posa les vêtements pour la nuit et referma la porte. Pierre se savonna le corps entier en utilisant la mousse accumulée dans les cheveux. Le pain de savon était simple, il avait une bonne odeur de lessive et il se rinça facilement à la deuxième douche commencée chaude et douce et terminée froide, presque glaciale. avec un jet droit. Pierre aimait cette sensation, la peau se tend, les muscles sont stimulés et le paquet remonte bien ferme entre les cuisses.
Pierre se pencha sur les habits de nuit disposés sur le tabouret: il s’agissait d’une longue chemise de nuit en toile de lin et d’un pyjama deux pièces rose bleu avec des fanfreluches, discrètes, mais quand même des fanfreluches. Il opta pour la chemise de nuit. Il voulut enfiler le slip mais celui ci avait pris lui aussi un coup de douche et il y renonça, il en fit une boule et le prit avec lui. La nuit tombait quand il traversa le jardin, galoches aux pieds, les habits de ville sous le bras, une petite brise jouait dans les branches et sous la chemise de nuit qui en frémissait, des petites vagues se dessinaient sur la toile blanc crème comme celles que la mer laisse sur le sable quand elle descend, on pouvait voir Coco par la porte fenêtre de la cuisine éclairée, elle s’activait sans hâte. Pierre ouvrit la porte et des vapeurs de soupe aux poireaux l’enveloppèrent.
– « Retire les sabots à la porte, s’il te plaît. Il y a des patins ! » Elle quadra Pierre des pieds à la tête de son regard de couturière qui ressemble à celui des peintres :
– « Je retoucherai une tunique demain matin, ça va plus vite que de faire un pantalon. »
Ça sentait bon l’école maternelle. La cuisine était collée sur le flanc sud, elle avait un sol de tomettes rouges, les mêmes qu’au salon mais sans les tapis. Il y avait un grand évier en grès, sur le mur en face une cuisinière charbon-bois à l’ancienne prenait avec la table rectangulaire en bois grossier presque toute la place, elle était flanquée d’un banc côté mur et d’une chaise de l’autre côté. Il y avait aussi un tabouret qui ne trouvait pas sa place. La vaisselle se présentait dans une armoire d’angle sans porte, il y avait deux étagères pour les marmites, casseroles et poêles y étaient suspendues à des crochets vissés dedans. Du bois brûlait dans la cuisinière mais Coco avait chauffé la marmite sur le réchaud à gaz à côté de l’évier. Ah oui! Il y avait aussi une petite planche murale avec des clés. Ils s’attablèrent et mangèrent la soupe comme deux fermiers en trempant dedans des grosses tartines.
– «Elles viennent mardi tes copines? »
– «Oui, Claire est une copine du sport, Jeannette, elle est dans le graphisme et fait de la photo, elle m’a fait mon catalogue. »
– «Tu fais quoi comme discipline d’athlé? »
– «J’ai d’abord fait de la course mais je commence le javelot, c’est plus rigolo et toi? Tu fais du judo depuis longtemps? »
Elle lui demanda si ça gratte un kimono, non ça ne grattait pas.
– « Tu mets quelque chose en dessous? »
– «Qu’est ce que tu veux dire? »
– «Ben un slip, un maillot de corps? Il y a des filles dans ton club! Vous vous déshabillez dans le même vestiaire? Alors t’es tout nu sous le kimono? »
– «Non, on garde le slip, mais tu sais ça s’appelle pas un kimono c’est un judogi, un kimono ce sont des robes en T pour les femmes, tu sais comme pour servir le thé. »
– «Alors pas pour les hommes? »
– «Si il y en a aussi mais pas si beaux »
– « Ils sont pas beaux pour les hommes ?
– «Ils sont unis pour les hommes, pour les femmes les tissus sont imprimés avec des fleurs ou des animaux, c’est plus joli!».
– «Tu veux que je t’en fasse un? J’ai ma machine et du tissu avec des oiseaux. »
– «Tu saurais faire ça? »
– «Ça ne sera sans doute pas comme un kimono mais ça peut y faire penser, c’est une coupe en T tu m’a dit, ça devrait aller, tu voudrais bien faire la présentation de ma collection avec les filles ? ».
– «Je n’sais pas si j’oserais … en kimono ?»
– « Ouè ! Ou en tunique … »
Les bols étaient vides et les yeux tombaient dedans.
– «Bon, on monte» dit Coco. Pierre sortit son portable, il voulait appeler sa mère.
– « Et merde, j’ai oublié de le charger ! T’as une prise où je peux le brancher ? »
– « Au salon, ou bien dans l’atelier. Tiens, prends le mien ! »
Les appels restèrent infructueux et il écrivit un message : « Je suis chez une copine, pas de problème. Je me calme et je rentre. Bonsoir à Marie et à Papa. »
– « J’espère qu’elle le lira, elle va voir que ce n’est pas mon numéro. »
– « J’suis fatiguée Pierre, je monte, recharge ton portable pour demain. »
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