Chapitre 6: La soirée

Illustration:yukiryuuzetsu

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Chapitre VI.

La soirée

Les trois longèrent le canal par la rive droite en partant de l’écluse. La végétation des berges n’avait été que sommairement taillée en automne et il fallait parfois écarter une branche. Les saules égouttaient leur chevelure la tête au dessus du lavabo comme après un shampoing en se serrant la jupe sur le derrière, quelques noisetiers juvéniles surveillaient dans l’eau la pousse de leur première barbe, les bouleaux montraient leurs jambes nues et feignaient de dissimuler le haut par des marcels troués et translucides, les chênes ébouriffés se recoiffaient sans succès avec leurs doigts tordus. Ça sentait bon, ça piaillait dans les herbes et on entendait parfois des bruits d’eau. Oui, l’hiver, fatigué, semblait renoncer.
La maison des parents de Daniel se trouvait dans le nouveau quartier, si on pouvait appeler ça un quartier: une trentaine de maisons isolées entourées de jardins sans haies, que du gazon et des palissades en plastique. À part quelques rescapés champêtres épargnés par les promoteurs, les seuls arbres qui y poussaient étaient d’essences extraterrestres chétives, leur espérance de vie après la transplantation semblait incertaine. Le macadam des rues qui avaient des noms de fleurs n’avait pas encore craqué sous l’effet du gel ou de machines de travaux, les tranchées d’évacuation des eaux ou d’alimentation n’avaient pas encore été ré-ouvertes, l’herbe et les pissenlits ne poussaient pas dans des trous de chaussées comme dans les vieilles rues attendries. Ils entendirent la musique dès le croisement de la rue des roses avec celle des tulipes. La rue des bleuets qui donnait sur celle des tulipes n’avait qu’une maison pour l’instant et se terminait dans un champ. Séparés régulièrement d’une dizaine de mètres environs, on distinguait cependant des bouquets de câbles bien alignés dans des gaines de couleurs qui sortaient du sol comme les restes nerveux et veineux de membres arrachés à des monstres mécaniques. La porte et les fenêtres du salon déjà éclairé par la véranda au sud étaient ouvertes côté soleil couchant : des volutes de fumées de cigarettes s’en échappaient. Les rires et les conversations animées se mêlaient aux vibrations des haut-parleurs.
Ils s’approchèrent du même pas vers ce petit monde, ils s’étaient rapprochés l’un de l’autre et avançaient épaules contres épaules comme les trois mousquetaires. D’Artagnan Le Roux courut à leur rencontre :
– « Ah ! T’es venu quand même! » Il s’adressait à Pierre mais regardait Fatima de ses yeux verts.
– « Hé Beh ! T’as fait ce qu’il faut non  »
– « Moi j’ai rien fait ! Mais je vois que tu as déjà trouvé des filles! »
– « Il n’a rien trouvé du tout! » dit Fatima, « C’est moi qui l’ai trouvé ce pauvre enfant perdu! »
Pierre n’avait rien répondu. Il entendait Marie criant après lui, il voyait Hélène debout posant le plat de frites sur la table et son père lui disant « dégage! » Des images lointaines explosaient comme des bulles de savon: des coups de pieds maladroits dans un ballon dégonflé! Papa ! Un dessin, une tache sur un buvard: « Allez écrit : Ma-man ! » Toujours papa! Un encouragement: « Vas y Pierre, tu y arrives! » La main de Marie dans la sienne, Éric qui fait le poirier à six ans sous sa conduite, Fabrice à qui il a donné la passion du judo. Bien sûr qu’il a gardé avec Isabelle une complicité de gamins, celle des deux premiers, mais les trois qui le suivent c’est autre chose, il n’est pas un deuxième papa, non, il est le grand frère, celui qui te refait tes lacets, qui frotte ton genou quand t’est tombé, qui te fait réciter la leçon, qui t’apprend à faire la planche le dimanche matin à la piscine et te fait des shampoings vigoureux sous la douche, qui monte les rails du train électrique et remboîte la tête de la poupée qui a roulé par terre. Il était triste et ça se voyait peut être, il sentit comme un vide sous les pieds, une sorte d’abysse de tristesse; ça lui piquait aux yeux, une larme avait peut être coulé et il y eut un silence. Les trois autres le regardaient bouche ouverte. On connaît le rire communicatif, chacun l’a vécu au moins une fois, l’hilarité débridée qui se propage comme la vague dans un stade de foot. Il survient dans les moments et lieux les plus incongrus, dans le silence d’un examen, au premier rang d’un défilé militaire, des enfants de chœur pendant la grand-messe et même à un enterrement. Il existe aussi des tristesses authentiques qui ont cette même foudroyante viralité, celle qui vous saisit à la gorge et déclenche une cascade de sanglots ; elle est fréquente chez les jeunes enfants :
un retour de colonie de vacances, on rit et on chante dans l’autocar, une monitrice annonce l’arrivée et demande aux enfants de se dire au revoir avant de se séparer et c’est, d’un coup, une sorte d’explosion, incontrôlable et la monitrice éclate aussi en sanglots et pourtant les parents font des signes debout sur le trottoir. Mais il existe une tristesse encore plus vraie et plus profonde, celle qui suspend le temps, qui accroche le cœur sans fil sur un théâtre sans planches et sans décor, le public ayant cessé d’un coup de respirer assiste sidéré à son entrée sur scène pour boire d’un coup la fiole qui donne la mort un instant. Le fond de l’air était encore frais. On sentait la brise sur les joues. Jacques demanda d’une voix éraillée :
– « Ça va Pierre ? »
– « Ben, ouè, ça va ! »
Pierre sentit quelque chose dans le creux du coude et tourna la tête, Coco l’avait saisi par le bras et tiré vers elle :
– « Viens Pierre, on y va ! »
Pierre se laissa entraîner vers la pelouse sonorisée sans rien dire, étonné de la familiarité, elle se comportait comme si elle le connaissait depuis le bac à sable. Il la regarda et sentit le contact de sa hanche sur la sienne mais sans y faire attention, on a l’habitude des contacts au judo, les corps se touchent, on identifie les muscles et les os de l’autre: les deux bassins se cognaient un peu en marchant. Jacques regarda Fatima:
– « Tu viens ? »
– « Je veux bien »
– « Ils se connaissent depuis longtemps les deux? »
– « J’crois pas ! Ils ne se connaissent pas. »
– « Mais elle l’appelle Pierre! »
– « On les suit ? »
– « Oui! »
Jacques regarda Fatima de ses yeux verts et eut l’idée de lui dire qu’elle avait de beaux yeux, il s’étrangla un peu et n’articula que des lèvres muettes. Fatimata elle, le vit de toutes façons, le vert de ses yeux à lui.
Daniel sur la terrasse animait un groupe de bacheliers fringués comme au sortir du tournage d’une série télé pour ados : pantalons ressemblant à des jeans sans en être, robes bucoliques pincées à la taille et ouvertes dans le dos, chemises style débraillé à manches retroussées avec des boutons qui tiennent bien et en tissus qui accompagnent les gestes et retournent ensuite exactement à leur forme initiale, chaussures choisies selon la couleur des chaussettes ou des bas. Il vit Pierre s’approcher et s’étonna de le voir accompagné :
– « Tu as trouvé chaussure à ton pied, je vois! »
– « Tu le veux quelque part? »
– « Tu me présentes ta copine? »
Pierre se tourna vers Coco qui lui tenait toujours le bras:
– « Tu t’appelles comment Coco? »
– « Coco, la grande couturière! Daniel, c’est elle ! Je te présente Coco Chanel, tu connais, la couturière? » Claire s’était approchée et c’est elle qui parlait. Elle portait une jupe et une blouse de Coco et en fit la présentation en exécutant une rotation sur elle même, les mains aux anches et puis écartant un peu les bras pour accélérer le mouvement de toupie, ses cheveux noirs tamouls balayèrent l’air comme des lassos de mollusques marins à la recherche de nourriture. Elle s’arrêta pour regarder Fatima qui s’approchait accompagnée de Jacques.
– « Ça c’est signé Coco, tu peux être sûr Daniel ! Regarde moi ça ! Et en plus les couleurs vont avec le garçon! Au secours! Tu es équipé contre les incendies j’espère? Il est où l’extincteur ? Je me trompe ou pas Coco? C’est de toi non? »
– « Non moi je ne fais que les habits, pour le garçon la fille doit se le trouver elle même! » Claire rit :
– « Tu as bien compris, la robe est de toi non? »
– « Salut Jacques! » fit Daniel « Ça pète des flammes comme d’habitude, on dirait. Fais attention où tu mets la tête au salon, ne mets pas le feu aux rideaux. Bonjour Saïda  ! Arghsalam-alaïkum ! Tu ne me présentes pas, tu fais dans l’orientalisme maintenant?  Elle s’appelle comment l’émirata, Princesse? »
– « Fatima. On se connaît du judo ».
– « Iss-mi Fatima ! Fatimata bintt’ Al’ Katibb’. Ka-i-fa al’ hall? »
– « Hein! »
– « Excusez moi Saïdiï, quand on me donne du Saïïda, même avec l’accent étranger, je réponds en arabe! C’est une question de savoir-vivre. »
– « Bon d’accord ! » fit Daniel « Restons en là avec les salamalecs. Moi c’est Daniel. Claire a raison, la robe est magnifique, elle va bien avec la fille aussi. Félicitation madame Saint Laurent ! » Coco roula les yeux et fit la moue.
– « Voilà bien les artistes ! Coco-rico ou cococcinelle, c’est ça ? Tu sais la couture c’est de l’art ! Tu devrais monter ta boite ! pas de fausse modestie… »
– « La fosse Daniel, ce serait plutôt ta spécialité, non? J’y suis déjà et les lions ne m’ont pas encore mangée ! C’est moi qui les habille! Tu veux passer commande? »
Daniel tourna les yeux et puis pouffa en secouant la tête pour indiquer qu’il avait compris la blague ;
– « Et tu les coiffes aussi? »
Un groupe était en train de passer la palissade et Daniel se dirigea vers eux. Il lança en partant par dessus l’épaule :
– « Ah oui Jacques tu diras à Djamela que chez nous le foulard n’est pas obligatoire ! » Il avait bien appuyé sur le Djeu de Djamila. Fatima sursauta légèrement et Jacques la regarda :
– « Pourquoi il t’appelle Djamal ? C’est un nom de garçon non ! »
– « Ça veut dire beau ou belle en arabe à condition de bien prononcer sinon ça devient chameau. Moi je dis Jamiila, pas Dja !Je ne vais pas rester je crois. »
– « Il n’est pas méchant tu sais, je le connais, on est dans la même section au Lycée. C’est un gars qui veut faire le malin. Tu sais, moi il me charrie toujours à cause de mes cheveux, t’as pas entendu ? »
– « À cause des cheveux ? Pas des yeux ? »
– « Pourquoi les yeux ? »
– « T’as de beaux yeux tu sais ? » Jacques sentit comme une touche entre les côtes juste sous le sternum, il cru avoir rougi mais ça ne se voyait pas, il avala sa salive.
– « Hé-là ! C’est les garçons qui disent ça aux filles ! » Il avait pris une tête de chien battu, comme quand on quitte le tatami après avoir subi un ippon. Il cherchait un toketa, une sortie, mais les yeux de Fatima dans les siens avaient percé une cloison. Fatima ne se faisait pas les yeux pour le judo et encore moins au Lycée mais pour une soirée ça pouvait se faire, avec la robe et le foulard assorti l’effet était très réussi, et c’est en bafouillant qu’il demanda :
– « Tu bois quelque chose, tu veux quoi ? Un jus de fruit ? » Fatima sortit son carnet et y fit un trait sous le regard complice de Coco. Pierre vint à son secours inopinément. Claire restée en arrière avait fait un clin d’œil à Coco trahissant le coup monté et Pierre l’avait vu, il eut le sentiment d’une entourloupe.
– « Alors tu vois, Jacques je suis venu ! Tu as réussi ton coup ! »
– « Quel coup ? Mais j’ai rien fait moi, je te l’ai dit déjà! ! » Jacques haussa les épaules et s’éloigna vers le coin des boissons. Un vieil air de Michel Delpêche sur lequel il était possible de danser la valse s’évaporait du salon ouvert à tous vents. Quelques uns s’y essayaient gauchement sur le gazon coupé ras sous les fenêtres. La surface était trouée de flaques stériles et sèches, le gazon rapporté dépérissait déjà. On entendait une fille qui disait :
– « Mais non ! Compte jusque trois : un, deux, trois et on recommence : Un, toc, toc, UN !, toc, toc »
Coco demanda à Pierre si il savait danser et comme il disait non elle dit :
– «  moi non plus. On danse quand même ? »
– « D’accord, mais faudra pas rire ! 
– « Si je ris on sera deux. »

Ils se marchèrent cinq minutes sur les pieds et Pierre proposa de boire quelque chose.
– «  Je vais te chercher un verre ? »
– « Un garçon bien élevé le ferait ! Un Perrier ou quelque chose comme ça. »
Pierre se mit en route et croisa Jacques dans l’entrée avec deux verres d’eau dans les mains.
– « Tu abreuves ta brouette ? »
– « Arrête Pierre, c’était des conneries, je l’ai lu dans un magazine américain .
– « Et ta vraie copine elle n’est pas venue ? »
– « Tu sais Pierre, j’en avais remarqué quelques unes qui me plaisent au judo mais Fatima je l’avais vue sans la voir et maintenant et … j’sais pas, me charrie pas s’te plait, c’est bizarre. » Jacques se tenait les deux bras écartés sur les côtés et les coudes pliés vers le haut comme ceux de la Justice, immobile, et les quantités d’eau dans les verres étaient dans une parfaite égalité comme des vases communicants.
– « J’ai mangé le p’tit pain de Fatima ! »
– « Quoi ? »
– « Elle m’a donné son p’tit pain au stade, elle avait vu que j’avais faim et elle n’a plus rien. »
– « Et au buffet ? »
– « Jacques ! Il y a du salami, des apéritifs, du cochon quoi. »
– « Euh … je vais lui demander…» Jacques se retourna et vit Fatima au loin assise sous un arbre stérile, ni dattes ni figues ne tomberaient du ciel.
– « Je vais en cuisine lui faire une tartine végan, prends les verres s’il te plaît. »
Pierre ressortit avec les deux verres d’eau pétillante. Au buffet quelques uns se bousculaient en riant un peu fort, une bouteille de quelque chose avait tourné, une potion magique avait dit celui qui l’avait apportée et, en effet, le mélange semblait donner des ailes. Pierre traversa la pelouse avec les deux verres comme un équilibriste, il se dirigea vers Fatima et lui tendit le verre. Celle ci s’en amusa et lui demanda si Jacques et lui avaient échangé leur corps en se croisant, ils pourraient peut être en faire un numéro de cirque. Pierre lui expliqua que le vrai Jacques était parti en cuisine pour ravitailler une fille qui s’était privée de repas pour un malheureux. Elle sourit et Pierre rejoignit Coco avec l’autre verre.
– « Tu fais le service en terrasse ? » lui demanda t-elle ?
Fatima, elle, s’était levée après avoir vidé la moitié du verre et s’était mise en route vers le bâtiment à la rencontre de Jacques. L’atmosphère s’était plutôt échauffée au buffet entre temps. Il y avait des rires exagérés, les voix s’entrecoupaient et se faisaient concurrence en volume, les coudes s’agitaient. Fatima longea les tables et vit Daniel quitter le coin danse et se diriger vers elle.
– « Jacques est en cuisine, là-bas ! » fit il en montrant une porte au fond. « Tu sais, tu aurais pu demander, normalement on prévoit toujours des trucs végétariens, on y plante un petit bâton vert pour les reconnaître. Je mange pas de cochon non plus tu sais. »
– « à cause de la religion ? »
– « Oui, non, chez nous dans la famille on ne mange pas de cochon, simplement. »
Un gars du groupe du buffet s’était approché et écoutait semblait il. Les yeux brillaient et un coin de chemise sortait du pantalon. Il se tint un moment là sans rien dire, écoutant sans y être invité, il toisait Daniel de quelques centimètres.
– « Alors, c’est la réconciliation israélo-palestinienne ? » dit il, riant et mâchant un reste de salami. « C’est l’alliance judéo-islamique ? Ça risque de ne pas plaire aux imans, un juif qui se tape une musulmane ? » Daniel avait blêmi.
– « Gilles, s’il te plaît, tu as bu. Tu devrais prendre l’air je crois. »
– « Oui, ça se peut, on peut blaguer non ? Je vais sortir un peu, on peut quand même lui faire la bise à la chamelle ? » Il fit un mouvement pour enlacer Fatima, la main aux fesses pour la tirer à lui. Il approchait la bouche quand le monde bascula. Il se retrouva au sol dans une flaque de bière, Fatima le tenait encore au col, stable sur les jambes pliées dans sa belle robe : la tête n’avait pas heurté le carrelage. Il y eut des éclats de rire et plusieurs s’approchèrent mais pas trop. Il y en eut un qui lança à voix haute :
– « Attention, elle connaît la botte ! »
Il y eut des rires. Pierre et Coco entraient dans la pièce alors que le gars s’appuyait des mains sur le sol collant d’un verre de bière renversé un peu plus tôt et se relevait, il tournait la tête à droite et à gauche en se secouant comme pour éparpiller le ridicule.
– « C’est quoi ici, un coupe-gorge ou quoi ? Encore un peu et on se ferait décapiter ! » Il s’adressait à Daniel, Fatima avait reculé de quelques pas.
– « Faudra faire un rapport au grand rabbin mon vieux. »
– « Gilles, tu t’en vas maintenant, ça suffit ! »
– « Tiens un p’tit frisé ! »
Pierre s’était placé à côté de Daniel.
– « C’est la Mecque ici ! Pousse toi bicot, c’est une affaire de grand ! » Pierre ne broncha pas.
– « Tu pars répéta Daniel ou je te sors ! »
– « Ha!ha ! Je voudrais bien voir ça ! » Il fit un geste comme pour saisir Daniel au col qui recula découvrant Fatima plus en arrière ; Gilles s’avança vers elle en lui montrant les paumes des mains gluantes pour la toucher. Fatima eut peur pour sa robe, fit un pas en arrière et en perdit l’équilibre, l’autre en profita pour la pousser. Jacques était sorti des cuisines, une tartine en main, il vit Fatima de dos tituber et lâchant la tartine se précipita et l’accueillit comme dans un fauteuil, ses bras sous les aisselles et plié sur les genoux, presque accroupi. L’autre s’avança vers elle les bras toujours tendus. Ceux qui étaient restés assistèrent alors sidérés à une seconde voltige rappelant certains manèges de foire avec un bras articulé : Pierre agrippé des deux mains au revers de la veste du gueulard s’était laissé rouler en arrière indifférent à la crasse du sol : l’atterrissage ventral fut abrégé après quelques mètres de glissade par une chaise qui se renversa. Des applaudissements crépitèrent à la porte : quelques curieux étaient restés pour le spectacle.
– « Bon maintenant j’appelle la police ! »
– « Viens Gilles ! » Un garçon et une fille l’avaient aidé à se relever.
-« Faut rentrer Gilles. Viens » Ils sortirent tous les trois.
– « On ferme ! » prononça Daniel d’une voix forte, mais il ne restait plus grand monde. Pierre se releva aussi, pantalon crasseux et déchiré ou décousu sur toute une jambe. Fatima, bien assise, leva la tête vers Jacques et planta ses beaux yeux sombres dans le vert, à vrai dire un peu gris aussi, de Jacques et demanda :
– « Et ma tartine ? » et puis elle sortit son carnet pour noter les points. Le soleil baissait maintenant rapidement et disparaîtrait bientôt derrière la côte d’Angoussen. Daniel regardait par la baie vitrée le gazon se vider des derniers invités et dissimulait les petites secousses qui agitaient ses mains dans les poches. Claire posa une main sur l’épaule de Daniel et lui caressa la joue :
– « Tu as bien fait Daniel ! »
Daniel fit avec les yeux le tour du propriétaire, des gobelets et des assiettes de cartons gisaient ça et là dans l’herbe, au salon un cendrier renversé sur la moquette, le sol collait près des tables alignées qui avaient servi de buffet, quelques coussins dans les coins ; tout compte fait rien de bien grave mais un bon nettoyage s’imposait.
– « Ils rentrent quand tes vieux ? » Jacques avait accompagné le regard circulaire de Daniel sur le salon et les abords.
– « Normalement demain ! »
– « Bon, on s’y met tous ! » dit Pierre « Il est où l’aspirateur ? »
– « D’accord mais je n’ai qu’une heure devant moi ! J’ai un train à prendre et j’ai des travaux de couture à finir dimanche. »
Fatimata se tourna vers Daniel mais s’adressait à Jacques semblait il :
– « Excuse moi mais je préfère rentrer maintenant, tu sais chez moi, ça fait comme un malaise quand je rentre un peu tard. »
– « Alors je t’accompagnes ! » C’était sorti de la bouche de Jacques comme du dentifrice d’un nouveau tube, sans réfléchir. Il se tut et regarda Claire et Daniel un peu gêné. Claire sourit et puis fit simplement :
– « Mais oui Jacques, vas y ! »
– « Oui vas y ! Moi j’ai le temps, je ne rentre pas de toutes façons. » Coco regarda Pierre en silence et puis dit:
– « Bon allez! On s’y met à quatre, c’est quand même pas les écuries d’Augias, une bonne heure et c’est réglé ! »
– « Tu nous prends pour des Hercules ? C’est vrai que tu as dit que tu as des travaux à finir ! »
– « Oui, si tu veux j’en rajoute un treizième ! » Coco tira sur le tissu déchiré de la jambe de pantalon. Pierre baissa les yeux sur les lambeaux de tissu:
– « Tu n’auras pas le temps ce soir ! Tu as un train ! »
– « Je le ferai demain, dimanche ! » Pierre la dévisagea et réalisa qu’il ne l’avait pas encore regardée. Il l’avait sentie seulement quand elle lui avait pris le bras en arrivant et quand ils avaient dansé. Finalement il l’avait touchée comme un copain du judo, bien sûr qu’elle avait posé les mains sur ses épaules pour danser et lui sur ses reins mais il l’avait fait aussi avec sa sœur Isabelle quand elle avait seize ans et lui quatorze. Il vit les couleurs mélangées de ses yeux marins et ses cheveux de paille humide, elle arrivait à sa hauteur et se tenait solidement sur les hanches. Il regarda ses lèvres et se troubla. Coco était une fille.
– « Et je reste ici en slip, comme à la visite médicale ? » Elle rit et il y eut des petites fossettes dans le coin des yeux qu’il avait déjà vues quelque part.
– « Ben non, tu prends le train avec moi, avec ma carte j’ai le droit d’être accompagnée sans frais le week-end ! » Pierre respira un grand coup et puis dit oui, sans y penser, simplement parce que, demandé comme ça, le oui coulait de source, oui comme l’eau des champs en pente quand il a plu. L’eau ne remonte pas les pentes et Pierre prit la pente naturelle sans le savoir.
– « Oui ! Mais alors on range d’abord ! On ne laisse pas Daniel et Claire dans cette mouise. »
Vers 20 heures, les choses étaient à peu près en ordre. Coco rassembla ses affaires et Pierre retrouva son sac scolaire avec ses manuels au pied de la palissade où il l’avait jeté en arrivant. Coco lui dit qu’il fallait y aller maintenant pour ne pas rater l’omnibus. Elle cria vers Claire :
– « Alors à mardi ? »
– « Oui, j’ai arrangé les choses avec Fatima et Jeannette ! ».

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